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il trouve de ces vers qui, tout de suite, se logent dans la mémoire pour y demeurer, et l’on admire qu’ils aient été écrits par ce jeune homme qui commençait ainsi naguère une pièce à Mme de Wreech :


Permettez-moi, madame, en vous offrant ces lignes
Que je vous fasse part de cette vérité ;
Depuis que je vous vois j’ai été agité,
Vous êtes un objet qui en êtes bien digne…


pour la terminer par ce quatrain :


Mais j’en ai écrit trop et la passion m’emporte,
Je crois vous ennuyer, vous priant à la fin
De croire que ce cœur de vous rempli et plein
Y persévérera toujours de même sorte…


La prose a marché du même progrès que les vers. Dans ses premières lettres à Voltaire, il construisait des phrases à la tudesque : « Les grands hommes modernes vous auront un jour l’obligation et à vous uniquement, en cas que la dispute, à qui, d’eux ou des anciens, la préférence est due, vienne à renaître, que vous fassiez pencher la dispute de leur côté. » De lettre en lettre, avec des rechutes de plus en plus rares, il se dépouille de son germanisme, et on le voit revêtir notre forme, où il se trouve presque, puis tout à fait à l’aise. Son vocabulaire se nuance et se précise ; il acquiert enfin ce qu’il appelle l’art de bien définir. Dans les Considérations sur l’état présent de l’Europe, ce vif pamphlet contre la politique de la France, et dans le dialogue où il défend contre la fureur des théologiens et le pédantisme des philosophes « l’innocence des erreurs de l’esprit, » des pages courent, à phrases vives et légères, où personne ne soupçonnerait la main de l’étranger.

Est-il permis de dire que, si Frédéric n’avait pas fait cet effort pour apprendre notre langue et la parler en écrivain, il y aurait peut-être quelque chose de changé dans son histoire ? Sans doute, la culture intellectuelle n’a pu modifier en lui la puissance d’agir, ni même y ajouter quoi que ce soit, car l’intelligence ne produit pas la volonté ; ne voit-on pas d’activés et lucides intelligences accouplées à des volontés obscures et inertes ? Mais s’il faut compter, comme il semble, parmi les moyens préparatoires de l’action, la langue où elle se délibère, ce ne peut avoir été chose indifférente que Frédéric ait préféré notre langue à la sienne. De celle-ci, on croirait qu’il avait peur. Il ne voulait même pas lire en allemand les œuvres de Wolf, au moment où il étudiait avec