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faire, mais il les inspire tous, il les fait rédiger par des sous-ordres. Dans le Moniteur et dans les autres gazettes, c’est sa voix qui, directement ou par des porte-voix, arrive au public ; elle y arrive seule, et l’on devine ce qu’elle y apporte. Les acclamations officielles de tous les corps ou autorités de l’État viennent encore enfler l’hymne unique, perpétuel, triomphal, adulatoire, qui, par son insistance, son unanimité, ses sonorités violentes, doit tout ensemble assourdir les esprits, hébéter les consciences, et pervertir tout jugement. « Quand on pourrait douter, dit un membre du tribunal[1], si c’est le ciel ou le hasard qui donne des souverains à la terre, ne serait-il pas évident pour nous que c’est à quelque divinité que nous devons notre Empereur ? » — Puis un autre choriste, reprenant le thème en mineur, chante ainsi la victoire d’Austerlitz : « L’Europe, menacée par une nouvelle inondation de barbares, doit son salut au génie d’un autre Charles Martel. » — Suivent des cantates analogues, entonnées au sénat et au corps législatif par Lacépède, Pérignot, Garât, puis, dans chaque diocèse, par les évêques, dont quelques-uns se haussent dans leurs mandemens jusqu’aux considérations techniques de l’art militaire, et, pour mieux louer l’Empereur, expliquent à leurs ouailles les savantes combinaisons de son génie stratégique.

De fait, partout sa stratégie est admirable, tout à l’heure contre la pensée catholique, maintenant contre la pensée laïque. Au préalable il a étendu, choisi, délimité son champ d’opérations, et voici son objectif fixé par lui-même : « Sur les affaires publiques, qui sont mes affaires, en matière politique, sociale et morale, sur l’histoire, notamment sur l’histoire actuelle, récente et moderne, personne, dans la génération présente, ne pensera excepté moi, et, dans la génération prochaine, tout le monde pensera d’après moi. » Avec cet objectif en vue, il s’est adjugé le monopole de l’éducation ; il a introduit la discipline, l’habit et l’esprit militaires dans toutes les maisons publiques ou privées d’instruction

  1. Moniteur, 1er janvier 1806. (Tribunat, séance du 9 nivôse an xiv, Discours de MM. Albisson et Gillet. — Sénat, Discours de MM. Pérignot, Carat, de Lacépède.) — Dans les numéros suivans, on trouvera les adresses des municipalités, mandemens des évêques et odes des poètes sur le même sujet. — En fait d’enthousiasme officiel, voici deux beaux traits. (Débats, 29 mars 1811.) « Le conseil municipal (de Paris) a pris une délibération pour voter une pension viagère de dix mille francs à M. de Govers, second page de Sa Majesté, qui avait apporté à l’Hôtel de Ville l’heureuse nouvelle de la naissance du roi de Rome… Tout le monde a été charmé de sa grâce et de sa présence d’esprit. » — Faber, Notices sur l’intérieur de la France, p. 25. « Je connais une ville assez considérable qui s’est crue obligée de ne pas allumer ses réverbères en 1804, parce qu’elle avait fait voyager, aux frais de la commune, son maire à Paris, pour voir couronner Bonaparte. »