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souverain a seul le droit de parler au public. Entre l’écrivain et les lecteurs, toute communication est interceptée d’avance par une triple et quadruple ligne de barrières, à travers lesquelles un guichet long, tortueux, étroit, est l’unique passage, et où le manuscrit, comme un ballot de marchandises suspectes, ne passe que sondé à fond, vérifié à plusieurs reprises, après avoir péniblement obtenu son certificat d’innocuité et son permis de circulation. Aussi bien, dit Napoléon, « l’imprimerie[1]est un arsenal qu’il importe de ne pas mettre à la portée de tout le monde… Il m’importe beaucoup que ceux-là seuls puissent imprimer qui ont la confiance du gouvernement ; celui qui parle au public par l’impression est comme celui qui parle au public dans une assemblée, et certes personne ne peut contester au souverain le droit d’empêcher que le premier venu ne harangue le peuple. » — Là-dessus, il fait de la librairie un office d’État, privilégié, autorisé et réglementé. Par suite, avant d’arriver jusqu’au public, l’écrivain doit au préalable subir le contrôle de l’imprimeur et de l’éditeur qui, l’un et l’autre responsables, assermentés et brevetés, prendront garde de risquer leur brevet, d’encourir la perte de leur gagne-pain, la ruine, et, de plus, l’amende et la prison. — En second lieu, l’imprimeur, l’éditeur et l’auteur sont tenus de remettre le manuscrit, ou, par tolérance, l’ouvrage en cours d’impression, aux censeurs en titre[2] ; ceux-ci lisent, et, chaque semaine, font leur rapport au directeur-général de la librairie ; ils signalent le bon ou mauvais esprit de l’ouvrage, les passages « inconvenans et proscrits par les circonstances, » les allusions voulues, involontaires ou simplement possibles ; ils exigent les retranchemens, les rectifications, les additions nécessaires. L’éditeur obéit, l’imprimerie fait des cartons, l’auteur s’est soumis ; ses démarches et stations dans les bureaux sont finies. Il se croit entré dans le port, mais il n’y est pas.

Par une réserve expresse, le directeur-général a toujours le droit de supprimer les ouvrages, « même après qu’ils ont été examinés, imprimés et autorisés à paraître. » Par surcroît, et au-dessus du directeur-général, le ministre de la police[3]qui, lui

  1. Welschinger, ibid., p. 30. (Séance du conseil d’État, 12 décembre 1809.)
  2. Welschinger, ibid., 31, 33, 175, 190. (Décret du 5 février 1810.) — Revue critique du 1er septembre 1870. (Bulletin hebdomadaire de la direction générale de la librairie pour les trois derniers mois de 1810 et les trois premiers de 1814, publiés par Charles Thurot.)
  3. Collection des lois et décrets, t. XII, p. 170 : « Lorsque les censeurs auront examiné un ouvrage et permis la publication, les libraires seront en effet autorisés à le faire imprimer. Mais le ministre de la police aura encore le droit de le supprimer en entier, s’il le juge convenable. » — Welschinger, ibid., 346 à 374.