Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/501

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

acquérir la science, deux établissemens qui, dans le naufrage universel de l’ancien régime, ont seuls surnagé, le muséum d’histoire naturelle, avec ses treize chaires, et le Collège de France avec ses dix-neuf chaires ; mais là aussi l’auditoire est clairsemé, mélangé, incohérent, insuffisant ; les cours étant publics et gratuits, entre et sort qui veut pendant la leçon. Beaucoup d’assistans sont des oisifs pour qui la voix et les gestes du professeur sont une distraction, ou des hôtes de passage, qui viennent se chauffer en hiver et sommeiller en été. Pourtant, autour de Silvestre de Sacy, de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire, deux ou trois étrangers, cinq ou six Français s’instruisent à fond dans l’arabe ou la zoologie. Cela suffit, ils sont assez nombreux, et, de même ailleurs, dans les autres départemens de la connaissance. Il n’y faut qu’une petite élite d’hommes éminens et spéciaux ; environ cent cinquante en France dans les diverses sciences[1], et, derrière eux, par provision, deux ou trois cents autres, leurs successeurs possibles, compétens, désignés d’avance par des œuvres et une célébrité pour combler au fur et à mesure les vacances opérées par la mort dans l’état-major des titulaires. Ceux-ci, représentans de la science et de la littérature, sont le décor indispensable d’un État moderne. Mais, par surcroît, ils sont les dépositaires d’une force nouvelle, qui devient de plus en plus le guide principal, le régulateur influent et même le moteur intime de l’action humaine. Or, dans un État centralisé, aucune force considérable ne doit être abandonnée à elle-même ; Napoléon n’est pas homme à tolérer que celle-ci demeure indépendante, agisse à part et hors cadre ; il entend bien l’utiliser, la diriger à son profit. Avec une habileté et une ténacité incomparables, il a déjà mis la main sur une autre force qui est du même ordre, mais plus ancienne ; de la même façon, avec autant d’art, il met aussi la main sur la nouvelle.

En effet, à côté de l’autorité religieuse, fondée sur la révélation divine et qui appartient au clergé, il y a maintenant une autorité laïque, fondée sur la raison humaine et qui est exercée par les savans, les érudits, les lettrés, les philosophes. Eux aussi, à leur manière, ils sont un clergé, puisqu’ils font des dogmes et enseignent une foi ; seulement, leur disposition préparatoire et dominante n’est pas la docilité d’esprit et la confiance, mais la défiance et le besoin d’examen critique. Presque toutes les sources de croyance leur sont suspectes. Au fond, parmi les divers moyens de connaître, ils n’en admettent que deux, les plus directs, les plus simples, les mieux éprouvés, et encore à condition de les vérifier l’un par l’autre,

  1. Arrêté du 23 janvier 1803 pour l’organisation de l’Institut.