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possèdent les idées, ce qui leur ôte l’envie de les acquérir. Par suite, dans le grand établissement français, les jeunes gens ne remarquent point le manque d’universités véritables ; la curiosité libre et large ne s’éveille point en eux ; ils ne regrettent point de ne pouvoir parcourir le cycle de recherches variées et d’investigations critiques, la longue et pénible route qui seule conduit sûrement aux conceptions d’ensemble et de fond, aux grandes idées vérifiables et solidement fondées. — Et, d’autre part, cette préparation expéditive et sommaire suffit aux besoins positifs et sentis de la société nouvelle. Il s’agit de combler les vides que la Révolution y a faits, de lui fournir le contingent indispensable qu’elle réclame, sa recrue annuelle de jeunes gens cultivés. Or, par ce nom, après comme avant la Révolution, on entend ceux qui ont fait toutes leurs classes ; à ce régime, sous la discipline du latin et des mathématiques, les adolescens ont acquis l’habitude des idées nettes et suivies, le goût du raisonnement serré, l’art de faire une phrase et un paragraphe, l’aptitude aux offices quotidiens de la vie mondaine et civile, notamment la faculté de soutenir une discussion et de bien tourner une lettre, souvent même le talent de rédiger un rapport, et de composer un mémoire. Avec cet acquis, avec quelque sommaire de la physique, et quelques notions encore plus écourtées de géographie et d’histoire, un jeune homme a toute la culture générale et préalable, toute l’information requise pour prétendre à l’une des carrières dites libérales. A lui d’en choisir une : il sera ce qu’il voudra ou ce qu’il pourra, professeur, ingénieur, médecin, architecte, homme de loi, administrateur, fonctionnaire. En chacune de ces qualités, il rend au public un service important, il exerce un art relevé ; qu’il y soit expert et habile, cela importe à la société. Mais cela seul importe à la société ; elle n’a pas besoin de rencontrer en lui, par surcroît, un érudit et philosophe. Qu’il soit compétent et digne de confiance dans son art limité, qu’il sache faire une classe ou un cours, construire un pont, un bastion, un édifice, soigner une maladie, pratiquer une amputation, rédiger un contrat, conduire une procédure, plaider une cause, juger un litige ; que l’État, pour la plus grande commodité du public, prépare, constate et certifie cette capacité spéciale, qu’il la vérifie par un examen et la déclare par un diplôme, qu’il fasse d’elle une sorte de monnaie de valeur marquée, de frappe authentique et de bon aloi, qu’il la protège contre les contrefaçons, non-seulement par ses préférences, mais encore par ses interdictions, par les peines qu’il édicté contre l’exercice illégal de la pharmacie et de la médecine, par l’obligation qu’il impose aux magistrats, avocats, officiers ministériels, de