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but de l’autre. En particulier, l’emploi que l’Empereur assigne à son université répugne à la fin que se proposent les universités allemandes ; il la fonde à son profit, pour avoir un « moyen de diriger les opinions morales et politiques ; » avec cet objet en vue, il aurait tort de mettre à la portée des étudians plusieurs établissemens où ils seraient dirigés par la science seule ; certainement, et sur beaucoup de points, la direction que la jeunesse y prendrait s’ajusterait mal au cadre rigide, uniforme, étroit, dans lequel Napoléon veut l’enserrer. De telles écoles seraient des foyers d’opposition ; les jeunes gens ainsi formés deviendraient des dissidens ; ils auraient volontiers des opinions personnelles et indépendantes à côté ou au-delà de « la doctrine nationale, » hors de l’orthodoxie napoléonienne et civile ; bien pis, ils croiraient à leurs opinions : ayant étudié à fond et dans les sources, le juriste, le théologien, le philosophe, l’historien, le philologue, l’économiste aurait peut-être la dangereuse prétention d’être compétent, même en matière sociale ; étant Français, il en parlerait avec assurance et indiscrétion, il serait bien plus incommode qu’un Allemand ; il se ferait mettre, et très vite, à Bicêtre ou au Temple. — En l’état présent des choses, avec les exigences du règne et dans l’intérêt même de la jeunesse, il faut que l’enseignement supérieur ne soit ni encyclopédique ni approfondi.

Si c’est là une lacune, les Français ne s’en apercevront pas ; ils y sont accoutumés. Déjà, avant 1789, les classes d’humanités s’achevaient le plus souvent par la classe de philosophie ; on y enseignait la logique, la morale et la métaphysique ; et, sur Dieu, la nature, l’âme, la science, les jeunes gens maniaient, ajustaient, entrechoquaient plus ou moins adroitement des formules apprises. Moins scolastique, abrégé, allégé, cet exercice verbal a été maintenu dans les lycées[1] ; sous le nouveau régime comme sous l’ancien, une enfilade de mots abstraits, que le professeur croit expliquer et que l’élève croit comprendre, mène les jeunes esprits à travers un labyrinthe de hautes idées spéculatives, qui sont hors de leur portée, bien au-delà de leur expérience, de leur éducation et de leur âge : parce qu’ils manient les mots, ils s’imaginent qu’ils

  1. Comte Chaptal, Notes (inédites). — Chaptal, élève brillant, fit sa philosophie à Rodez, sous M. Laguerbe, professeur très estimé. — « Tout se bornait à des discussions inintelligibles sur la métaphysique et à des subtilités puériles sur la logique. » — Cela durait deux ans ; il y avait des thèses publiques de trois ou quatre heures, soutenues par les élèves ; l’évêque, la noblesse, tout le chapitre assistaient à ces combats de coqs scolastiques. Chaptal y prit quelques notions exactes de géométrie, d’algèbre et sur le système du monde ; mais, hors cela, dit-il, « je n’en retirai rien, sauf une grande facilité pour parler latin et une passion pour l’ergoterie. »