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en sciences mathématiques ; plus fructueusement encore, dans chacune de ces quatre enceintes, l’étudiant s’informera auprès de ses condisciples logés à droite ou à gauche dans les compartimens les plus proches, le juriste auprès de l’historien, de l’économiste, du philologue, et réciproquement, de manière à profiter de leurs impressions et de leurs suggestions, à les faire profiter des siennes. Pendant trois ans, il n’aura pas d’autre objet en vue, point de grade à obtenir, aucun examen à subir, nul concours à préparer ; aucune pression extérieure, aucune préoccupation collatérale, aucun intérêt positif, urgent, et personnel ne viendra dévier ou étouffer en lui la curiosité pure. De sa poche, il paie quelque chose pour chaque cours qu’il suit ; à cause de cela, il le choisit de son mieux, il le suit jusqu’au bout, il y prend des notes, il y vient chercher, non des phrases et une distraction, mais des choses et de l’instruction, il en veut pour son argent. On admet que la science est un objet d’échange, une denrée alimentaire, emmagasinée et débitée par les maîtres ; l’étudiant qui en prend livraison tient avant tout à ce qu’elle soit de qualité supérieure, de provenance authentique, très nutritive ; sans doute, par amour-propre et conscience, les maîtres tâchent de la fournir telle ; mais c’est lui-même qui s’en fournit là où il la juge telle, dans ce débit plutôt que dans les autres, auprès de telle chaire, officielle ou non. Enseigner et apprendre la science pour elle-même et pour elle seule, sans subordonner ce but à un autre but distinct et prédominant, diriger les esprits vers ce terme et dans cette voie, sous les impulsions et les freins de l’offre et de la demande, ouvrir le plus large champ et la plus libre carrière aux facultés, au travail, aux préférences de l’individu pensant, maître ou disciple, voilà l’esprit de l’institution. Et, manifestement, pour opérer selon son esprit, elle a besoin d’un corps indépendant, approprié, c’est-à-dire autonome, abrité contre l’ingérence de l’État, de l’Église, de la province, de la commune, et de tous les autres pouvoirs généraux ou locaux, pourvu d’un statut, érigé par la loi en personne civile, capable d’acquérir, de vendre, de contracter, bref, en propriétaire. — Ceci n’est pas un plan chimérique, œuvre de l’imagination spéculative et raisonneuse, bon à figurer et à rester sur le papier. Les universités du moyen âge se sont toutes organisées selon ce type ; partout et longtemps il s’est trouvé viable et vivace ; avant la Révolution, les vingt-deux universités de France, quoique déformées, rabougries et desséchées, en avaient gardé plusieurs traits, certains dehors visibles, et, en 1811[1], Cuvier, qui vient

  1. Cuvier, Rapport sur l’instruction publique dans les nouveaux départemens de la basse Allemagne, fait en exécution du décret du 13 novembre 1810, p. 4 à 8. « L’on a pour principe et pour objet que, dans chaque Université, il puisse être fait des cours sur toutes les connaissances humaines, s’il se trouve des élèves qui le désirent… Aucun professeur ne peut empêcher son collègue de traiter les mêmes sujets que lui ; la plus grande partie de leur revenu dépend des rétributions des élèves, ce qui excite la plus vive émulation pour le travail. » — Ordinairement, l’Université est dans une petite ville ; l’étudiant n’a d’autre société que ses camarades et ses professeurs ; de plus, l’Université a juridiction sur lui, et elle exerce elle-même son droit de surveillance et de police. « Vivant en famille, sans plaisirs publics, sans distractions variées, les Allemands des classes moyennes, surtout dans l’Allemagne du Nord, regardent la lecture, l’étude, la méditation comme leurs plus grands plaisirs et leurs premiers besoins ; c’est pour apprendre qu’ils étudient plutôt que pour se préparera une profession lucrative… Le théologien scrutera, jusque dans leurs racines, les vérités de la morale et de la théologie naturelle ; quant à la religion positive, il voudra en connaître l’histoire, il étudiera la langue originale des écrits sacrés et toutes les langues qui s’y rapportent et peuvent l’éclaircir ; il voudra posséder les détails de l’histoire de l’Église, connaître les usages qu’on y a suivis de siècle en siècle et les motifs des variations qui s’y sont introduites. — Le jurisconsulte ne se contentera pas de posséder le code qui prévaut dans son pays ; dans ses études, tout devra se rapporter aux principes généraux du droit naturel et de la politique ; il voudra savoir l’histoire du droit à toutes les époques, et, par conséquent, il aura besoin de l’histoire politique des nations ; il faudra qu’il connaisse et apprenne les diverses constitutions de l’Europe, qu’il sache lire les diplômes et les chartes de tous les âges ; la législation compliquée de l’Allemagne lui fait et lui fera longtemps un besoin du droit canonique des deux religions, du droit féodal et du droit public, aussi bien que du droit civil et du droit criminel ; et, si on ne lui donne pas le moyen de vérifier dans les sources tout ce qu’on lui enseigne, il regardera l’enseignement comme étranglé et insuffisant. »