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la reine sa mère et avec sa sœur Wilhelmine, il causait et correspondait en français ; il ne se servait de l’allemand qu’avec le roi et les domestiques ; mais les réfugiés ses maîtres avaient emporté en exil un français d’une certaine date et d’un certain esprit, et l’imperceptible et perpétuel mouvement d’une langue vivante et vive comme la nôtre s’était arrêté en eux. Les Français de France discernaient tout de suite le Français réfugié, qui se reconnaît dans les premiers écrits de Frédéric. Puis, comme le prince était réputé savoir notre langue, on ne la lui avait pas enseignée expressément ; pour la même raison, on ne lui avait pas enseigné la sienne ; il ne savait donc aucune grammaire, et, le seul instinct ne suffisant pas à lui faire pénétrer les génies des deux langues, il mêlait son français de germanismes et son allemand de gallicismes. D’ailleurs, il tenait de sa nation, comme il disait, quelques petits défauts, la longueur, la lenteur et l’habitude de peser sur une matière ; et son esprit n’était pas de chez nous : sa plaisanterie insistait trop quelquefois, ou même elle avait besoin d’être commentée. Un jour il glisse dans une lettre un jeu de mots si compliqué que son correspondant s’excuse de n’avoir pas bien entendu le passage. Le prince le lui explique et regrette de n’avoir pu marquer l’endroit où il fallait sourire.

Ce fut une des occupations de Frédéric à Rheinsberg que d’apprendre notre langue, notre style et notre esprit, et il choisit pour précepteur, ce qui était un vrai luxe de roi, Voltaire. Il doit à Voltaire un certain dégrossissement, et j’oserai dire, à condition d’expliquer le mot tout de suite, de déniaisement. Il avait gardé une candeur que je ne sais trop comment appeler, juvénile, germanique ou provinciale, qui l’induisait à des naïvetés un peu lourdes, par exemple, à un respect superstitieux de l’antiquité. Un jour, il a rencontré dans un conte de Voltaire l’épithète de « chimérique » appliquée à l’histoire romaine ; il y a lu aussi que les premiers étendards des Romains étaient de foin. Il est à la fois étonné et choqué ; le foin lui paraît bien vulgaire, et l’épithète de chimérique bien aventurée, quand il s’agit d’une histoire avérée, dit-il, par le témoignage de tant d’auteurs, de tant de monumens respectables de l’antiquité, et d’une infinité de médailles. Voltaire répond à ce « colonel du plus beau régiment de l’Europe, » qui a peine à consentir que de si grands vainqueurs n’aient pas toujours eu des aigles d’or à la tête de leur armée, que tout a un commencement, et il prouve par textes authentiques que ses bottes de foin sont bien constatées. Puis il énumère les miracles de l’histoire romaine : la louve nourricière de Romulus, le pivert, la tête d’homme toute fraîche qui fit bâtir le Capitole, Nævius qui coupe des pierres avec