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thèses philosophiques se fussent heurtées à tant de simplicité. Mais ayant reconnu la contingence de tous les raisonnemens, le néant de tous les systèmes, j’étais prêt à accorder une valeur sérieuse aux idées les plus choquantes pour ma raison, dès l’instant où je les voyais fournir un fondement solide à la vie. D’ailleurs la doctrine du Galiléen déroutait toutes mes habitudes de dialectique. Jusqu’alors, j’avais eu affaire à des argumentations pareilles aux miennes, qui forçaient mon esprit de plier pour un temps, en attendant l’heure où il rebondissait et découvrait le faible de son vainqueur. Je sentais cette fois que l’esprit s’escrimait dans le vide, bien au-dessous de ces affirmations hors de portée ; elles planaient sur les obscurs tumultes du cerveau, et descendaient chercher leur vérification au plus profond de la conscience. A toutes les grandes questions qui tiennent l’âme en suspens, le tisserand répondait avec une petite phrase, claire et indestructible comme le diamant. Ainsi, quand je mettais le débat sur la morale, il l’arrêtait avec leur unique règle de conduite : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Et j’étais contraint de m’avouer que l’imagination la plus ingénieuse n’inventerait pas un seul cas où cette règle fût surprise en défaut.

Je voyais s’appesantir sur moi la domination de cet humble instituteur, et mon orgueil se révoltait. Un jour, j’eus le tort de lui faire sentir durement que ce dieu mis en croix et son enseignement populaire étaient peut-être bons pour la plèbe syrienne ; mais je le défiai d’imposer jamais ces nouveautés ignobles aux fils de Rome et de la Grèce, gardiens d’un glorieux passé ; j’essayai d’ébranler son espoir en faisant briller à ses yeux la splendeur et la puissance de ce monde supérieur, qu’il ne soupçonnait pas. Le tisserand répliqua doucement : « Ce monde est condamné, précisément parce qu’il ignore les petits et les misérables, ceux que notre Maître est venu racheter de son sang. L’esclave dont vous jetez le corps au cloaque est un homme comme toi, le savant, un homme comme le proconsul, un homme comme César-Auguste ; il est l’égal de tous devant Dieu. Tout ce qui fait votre fierté va disparaître, et notre règne va venir, parce que nous avons la plus grande force qui soit sur la terre et dans le ciel. » — J’avais déjà cru comprendre, à certains discours de ces hommes, qu’ils nourrissaient le rêve d’un empire servile. Je demandai au vieillard de me confier ses prévisions sur la sédition future, sur le plan qu’adopterait un nouveau Spartacus. — « Je ne saisis point ce que tu veux dire, fit-il. Ceux qui recourent à la violence ne triomphent que pour un temps. Nous triompherons pour toujours, parce que nous souffrons sans résister. La souffrance acceptée, le