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condition, la plupart Syriens comme lui. La nuit étant venue, ils allumèrent des lampes et récitèrent des prières sur les membres informes de la suppliciée. Leur psalmodie était joyeuse ; à l’accent des voix, à l’expression des figures, je pouvais me croire dans la maison d’une fiancée, au milieu de ses compagnes qui la saluaient du chant d’hyménée.

Je cherchais à comprendre ce rite oriental. Ceux qui le célébraient m’aperçurent dans l’ombre de la porte et donnèrent quelques signes de crainte. Le vieillard vint à moi ; dans les paroles qu’il m’adressa, le sentiment de la défiance luttait avec le désir de persuader, avec ce prosélytisme que je savais si ardent chez les novateurs juifs. Je les appelais ainsi par ignorance ; l’homme me détrompa ; quand mes promesses de silence et ma sympathie visible l’eurent rassuré, il me dit : — « Tu es chez les disciples du Christ : nous rendons les derniers devoirs à notre bienheureuse sœur, mise à mort pour avoir contrevenu aux édits de César en refusant d’adorer les idoles. » — Comme j’insistais pour être mieux instruit de leur doctrine, il m’engagea à le venir voir dans sa boutique de tisserand, hors la porte de Milet.

J’y allai le jour suivant. La curiosité d’abord, un intérêt croissant ensuite, m’y ramenèrent à maintes reprises. Le tisserand me lisait les actes et les paroles du Christ ; il commentait cette histoire avec des mots très simples, qui jaillissaient d’un cœur pénétré. Au début, je ne vis dans ces entretiens que l’occasion d’étudier une légende de plus, un de ces mythes asiatiques dont notre érudition s’amusait à chercher le sens, quand nous les entendions conter aux navigateurs sur le port d’Alexandrie. Le vieil apôtre devinait ma pensée ; presque illettré, il n’en suivait pas les circuits, à travers la multitude de notions contradictoires où elle se perdait ; mais je sentais chez lui une sorte de compassion supérieure, comme celle d’un père qui entendrait déraisonner son petit enfant dans une langue étrangère, et qui, sans saisir le sens des mots, saurait pourtant que l’enfant déraisonne. Je commençais de m’irriter contre cet ignorant, qui jugeait tranquillement mon vaste savoir du haut d’une seule vérité. Je m’efforçais de l’embarrasser en lui proposant des objections subtiles, celles dont j’avais appris le maniement dans les disputes de l’école ; elles traversaient cette âme limpide sans la troubler. Il se bornait à répondre : « Je ne comprends pas ces jeux de l’esprit ; mais quels rapports ont-ils avec le Dieu qui nous enveloppe ? Peux-tu expliquer comme notre Maître, en quelques mots certains, la vie, la mort, l’univers ? As-tu le cœur content, la conscience pure, et une douce joie à la pensée de mourir ? Si non, toute ta science n’est que vanité. »

Quelques années plus tôt, j’aurais haussé les épaules, si mes