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la chute des blessés, le salut des vainqueurs ; enfin, aux clameurs de la foule demandant les condamnés, l’entrée des malheureux qui se débattirent et succombèrent sous les griffes des lions. A l’animation croissante de vos regards, aux battemens précipités de votre sein, je vis se prolonger l’horreur de la boucherie, grossir le charnier humain dans l’arène, croître l’ivresse du peuple, grisé par la vapeur de sang qui montait dans l’air chaud. En vous se résumait l’angoisse, la volupté féroce, le frémissement et le triomphe de ces dix mille spectateurs, absens pour moi.

Un torrent de pensée m’emporta loin du réel, comme il arrive dans les subites tensions de l’âme. Je rêvais. Les hommes et leur bruit s’étaient dissipés, illusions vaines. Vous restiez seule dans l’amphithéâtre, seule dans Éphèse, seule dans le monde. Je voyais en vous la suprême et fidèle incarnation de ce monde, de ce siècle où j’ai vécu et que je m’efforce de comprendre. Forme de mon temps, tu m’apparaissais tout entière, égoïste et sceptique, élégante et cruelle, belle encore de tout le prestige des arts, des poésies, des gloires et des dieux du passé ; riche en talens et pauvre de génie ; morte à la vieille foi, crédule à tout le reste, étourdie d’un vacarme d’idées et de chimères d’où nulle pensée créatrice ne surgit ; affamée de faux bonheurs et d’émotions malsaines, passionnée pour les tueries du cirque et les mensonges du théâtre, livrée aux histrions, à ce point que la loi romaine doit défendre à tes patriciens de les suivre en public ; servile et soumise d’avance au caprice de chaque tyran, parce que tu n’as plus la force d’obéir au devoir ; fière de tout comprendre, mais incapable de rien respecter ; vaniteuse de ton luxe, indifférente à la misère, impitoyable à la faiblesse ; ne demandant à la terre que de te porter gaîment jusqu’à la fin de la fête, fermant les yeux aux catastrophes que tu prépares à tes fils, méprisant le passé qui te valait bien et niant l’avenir qui vaudra mieux que toi ; folle journée, perdue pour l’histoire, abandonnée aux Grecs, aux eunuques, aux femmes, si bien que l’homme, se sentant inutile, croise les bras, serre les lèvres, et meurt sans agir ni parler.

Quand je revins au sentiment du réel, vous n’étiez plus là. Le peuple achevait de s’écouler par les vomitoires. Dans l’arène, un vieillard recueillait pieusement les lambeaux d’un corps de femme, restes de la dernière victime des lions : une pauvre créature qui avait expiré sans un cri, sans agrément pour les spectateurs, tant sa mort avait été prompte, muette, presque inaperçue du public déjà lassé. Je rejoignis le vieillard dans l’avenue de sortie ; intéressé par son action, je le suivis jusqu’à l’extrémité du faubourg, où il porta son fardeau. Il entra dans une sorte de taverne ; des hommes et des femmes l’attendaient dans ce bouge, gens de basse