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souvenir, encouragé par vous, me ramenait insensiblement des choses générales aux aventures et aux rêves de ma jeunesse ; je vous contais mes épouvantes dans les vieux temples, mes mirages au désert, l’ivresse des nuits embrasées sous les palmiers de la berge du Nil, les journées passées au Phare à voir décroître les voiles en haute mer. Une à une, je rappelais près de vous les merveilles attendues de la vie, et leur fuite à tire d’aile devant le pas qui s’alourdit chaque hiver. Vous écoutiez, amusée et rieuse. J’ai cru remarquer plus tard que dans tous les entretiens, vous ne parliez que de vous et toujours de vous ; mais au début, vous sollicitiez mon âme à sortir de son isolement. Elle s’ouvrait à vos questions comme un fruit mûr au soleil, elle se trouvait si légère après ces épanchemens ! Parfois je me reprenais, effrayé : je sentais peser la chaîne invisible qui se rive d’elle-même autour du cœur, quand il laisse dérouler devant une femme les anneaux cachés du souvenir. — Continuez, — disiez-vous alors ; et je continuais : c’était si bon.

N’étais-je pas sûr de moi ? Dans mon dernier examen philosophique, j’avais décidé qu’il fallait être un spectateur désintéressé de ce monde, puisqu’il ne pouvait m’offrir ni une vérité satisfaisante, ni une action à ma taille ; j’étais bien résolu à jouir de la pièce, sans jamais remonter sur la scène où grimacent les pauvres acteurs ; je pensais que la curiosité peut être une suffisante raison de vivre. Vous approuviez cette belle philosophie, vous ajoutiez : Regardez mon jeu, je suis un des masques de la comédie, et je veux être applaudie par vous. — Comédienne, je crois bien que tout bas vous répétiez la tragédie. — Je regardais, et bientôt l’écho douloureux d’une parole, l’attente de votre passage, le frisson ressenti à voir un autre près de vous, tout me disait que je n’étais plus libre. Je sortais fièrement : mes pas revenaient d’eux-mêmes à votre porte ; je m’irritais contre eux, je leur commandais en vain, ils ne m’obéissaient plus, et je pouvais entendre le dur tintement des fers à mes pieds.

Mais pourquoi renouveler un récit qui ne vous apprendra rien ? Pourquoi vous raconter la défaite que vous avez voulue et savamment préparée ? Est-ce à moi de vous rappeler comment je suis tombé du premier enchantement à l’obsession, de l’obsession à la souffrance, de la souffrance aux suprêmes lâchetés ? Vous dirai-je comme je vous suivais au Temple, au Portique, au théâtre, meurtri, perdu, avili dans la foule de vos adorateurs ? Combien de fois je me jurai de fuir la froide statue, et comment un mot me ressaisissait, la banale assurance d’amitié donnée à vingt autres ! — Vous m’avez fait et vu sombrer, vous savez toute l’histoire de