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chacun court se faire déchirer par le sphinx. Elle a su désespérer jusqu’à nos devineresses et nos magiciennes, célèbres par leur art dans le monde entier. Les victimes de Damaris vont demander aux plus fameuses des philtres ou des oracles : Vous aimez une vestale, dit l’une ; — une hétaïre, répond l’autre ; et toutes deux ont peut-être raison. Mais à quoi bon vous parler, Silvanus ? Allez au sphinx, ami, et revenez nous dire son mot, s’il ne vous a pas dévoré. » — Je me pris à rire, et je répondis qu’un fils d’Egypte ne craignait pas cette sorte de monstres. Je demandai qu’on me menât chez vous.

Notre premier entretien me laissa une impression exquise. On m’avait mal prévenu. Rien de troublant ni d’irritant en vous, bien au contraire. Ce je ne sais quoi de libre et d’enfantin qui est votre grâce ne met pas en garde tout d’abord ; le charme s’insinue sans brusque surprise, le regard est trop clair, trop gai, pour qu’on le juge profond ; on ne songe guère à se défier des imaginations légères qu’on voit courir sous votre petit front, à l’ombre des tresses blondes qui semblent faites pour caresser la rêverie, plus que pour enchaîner la pensée. Curieuse de toutes les choses de l’esprit, vous parliez d’art, de poésie, et votre parole maîtrisait bien plus que votre figure. Nos écoles, nos systèmes, nos philosophies n’avaient pas de secrets pour vous, aucun sophiste ne sait plus et ne dit mieux ; c’était un enchantement de voir cette âme de poète sortir de ces lèvres d’enfant, grandir, emplir et dominer tout l’infini de l’idée. Un peu plus tard, je me suis demandé s’il n’y avait pas dans votre éloquence un joyeux murmure de mots plutôt que le son sérieux de la réflexion ; mais à la première heure, je ne cherchais pas trop de sens et de liaison à ces douces paroles grecques, qui coulaient, musique harmonieuse, comme un bruit de perles défilées tombant au hasard dans une coupe d’argent.

En vous quittant, j’allais errer sous les platanes au bord du Caystre ; le ciel d’Asie était tiède, sa lumière éclatante ; je pensais qu’on y devait bien vivre et que c’était sottise de s’attrister, quand ce bel univers nous gardait des surprises juste assez vives pour réchauffer l’âme sans la brûler. Il me revenait des vers de Théocrite. C’était tout. Il n’y avait là rien d’inquiétant.

Une aimable habitude me ramena chez vous. C’était si grand plaisir de vous entendre, les yeux brillans de curiosité, m’interroger sur les sciences d’Egypte, les rites d’Isis, l’universel marché d’idées qui se tient à Alexandrie. Vous parliez avec envie de la fièvre de savoir et de jouissances qui dévore les existences, dans ce foyer du monde oriental ; vous prétendiez qu’il y avait encore place là-bas pour une Cléopâtre, votre héroïne préférée. La pente du