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m’embarquai pour Éphèse, et je crus en y abordant rentrer dans Alexandrie, tant le monde de nos jours est partout semblable à lui-même. En Ionie comme en Égypte, je retrouvai les mêmes dieux, les mêmes sophistes, les mêmes trafiquans accourus de tout l’univers, la même joie de vivre chez les insoucians, la même lassitude chez les philosophes, la même agonie du présent, la même attente d’une vie nouvelle.


III

J’ai ouï dire qu’on immolait jadis à la Diane de Tauride les étrangers que les hasards de mer jetaient à la côte de ce pays. La Diane d’Éphèse ferait-elle revivre cette coutume ? J’ai pu le croire en rencontrant dans son temple le grand péril de ma destinée.

Quand je m’informai, près des amis de Rome retrouvés en Asie, des curiosités de votre ville et des nouveautés du jour, chacun m’interrompit avec le même nom : « Avez-vous vu Damaris, la servante de la Déesse, l’orgueil et le danger de l’Ionie ? » — Je demandai qui était cette huitième merveille des terres grecques : les réponses se mêlèrent, âpres et vindicatives comme des cris de blessés. — « C’est une illusion blanche, légère et froide, que suit la foule et que fuient les sages ; un être charmant et pernicieux, qui plaît à tous et que tous maudissent ; un esprit ouvert à toutes les clartés, et qui n’a peut-être jamais rien compris ; un regard très doux, où nul n’a surpris la lueur de tendresse révélatrice d’une âme : rayon de la Diane nocturne, qui embellit tout et ne fait rien éclore. Il semble qu’il n’y ait pas de fête et de joie dans Éphèse quand sa grâce est absente ; le malheureux se sent allégé rien qu’à la voir passer, et partout où elle passe, le malheur vient après elle. Elle fait blasphémer les dieux qu’elle sert. Qui entend sa voix inspirée se croit appelé aux grandes actions, aux hautes pensées ; et son rire tuera toute vaillance, toute noblesse, toute bonté. Chasseresse d’hommes, comme sa divinité, elle va distraitement, ramassant les cœurs aux plis de sa tunique et foulant aux pieds leurs meilleures vertus, sans savoir pourquoi, par passe-temps ; pareille à l’enfant qui marche dans le blé mûr, cueille les épis et les égrène, pour occuper machinalement ses doigts. Les dieux l’ont créée en un jour d’ivresse comme une gageure, la faisant si riche ou si pauvre qu’au milieu de ce superbe monde, des beautés et des puissances de la vie, elle ne connaît, ne veut et n’aime qu’elle-même. On le sait, on le voit, mais l’énigme est irritante, et