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Je suis né en Égypte, je crois vous l’avoir dit jadis, d’un père gaulois et d’une mère phénicienne. J’ai grandi dans le tourbillon d’idées qui emplit Alexandrie. De bonne heure j’ai soulevé les voiles suspendus aux portes des rhéteurs ; je me suis assis dans toutes les écoles d’Afrique et, plus tard, sous les chaires romaines. J’ai entendu nos maîtres fameux, ceux qui se contentent de belles paroles, et ceux qui cherchent encore des pensées. Tous leurs systèmes ont défilé devant moi, comme un vain bruit de sistres dans une bacchanale. On m’a enseigné Platon et Pythagore, Épicure et Zénon, les subtilités de la Gnose et les mystères de la vieille Isis ; j’ai recueilli les leçons d’Épic tête et le testament de Philon, j’ai pu comparer la sagesse grecque et la sagesse juive. J’ai vendu quinze ans de ma vie aux sophistes de toute doctrine, aux marchands de tout mensonge. Quand l’enseignement de l’un s’écroulait dans mon esprit, j’allais à un autre, avec l’invincible espoir de rencontrer la vérité ; la nouvelle parole me charmait un instant ; un système harmonieux se dressait devant moi, édifice complet qui emprisonnait l’univers, la raison divine et la raison humaine. Bientôt, le monde extérieur ou ma conscience se permettaient un phénomène non prévu par le système : le bel édifice s’effondrait du coup. À travers ses pauvres ruines, je voyais encore une fois l’espace infini, peuplé de choses obscures, se dérouler éternellement. Je me consolais alors en me disant que je n’étais pas mûr, que la vérité m’attendait sans doute à ce sommet de la vie où l’intelligence, maîtresse d’elle-même, entre en pleine possession de la lumière. Heureuses les années où l’homme peut se dire encore qu’il n’est pas adulte pour la vérité, qu’elle sera la surprise réservée à un esprit dans toute sa force.

J’atteignis ce sommet d’où l’on n’a plus qu’à descendre, la maturité de l’âge et de la raison ; la vérité ne vint pas, mon espoir en elle prit fin. Une dernière fois, j’avais ramassé dans ma mémoire les leçons des philosophes, les explications des savans, tout l’héritage de ceux qui ont pensé avant nous ; avec tout ce que pouvaient me donner les hommes, j’avais essayé de concevoir ce qu’ils sont, ce qu’est le monde qui les contient. Sottise et néant ! Mon grossier instrument s’était brisé sur les hommes et sur le monde, sur la machine incommensurable et fatale qui nous broie avec ses lois inconnues ; ma misérable vue n’avait pas même pu descendre au fond de mon âme, pour y démêler cette complexité de sentimens et d’idées où je me débattais.

Vous diriez peut-être qu’il me restait les dieux : et vous souririez en le disant. S’il est encore, parmi les marins du port ou les artisans des faubourgs, des âmes heureuses qui sommeillent en