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visitée par quelque pensée ou quelque amour. Alors un tel flot de vie souleva mon être qu’il me vint une terreur bizarre : si tous les morts de la plaine d’Éphèse allaient surgir, ranimés par cette vie que je sentais déborder, prête à susciter des mondes ? Ce flot passa ; un abattement indicible lui succéda. Je ne voulais plus vous regarder ; puis, je vous regardai, et j’entendis dans tout le ciel ce mot : mourir. Bonheur, souffrance, angoisse à coup sûr, toute mon âme défaillait sous une étreinte trop forte. Les heures s’écoulèrent ; je me sentis renaître, quand le ciel blanchit à l’Orient entre les arêtes du mont Prion, quand les bruits du réel revinrent avec l’aube, les esclaves attelant les chars.

À ce moment passa un voyageur matinal, qui allait d’Éphèse au port. C’était un vieillard chétif et sordide, un de ces juifs qui courent nos villes d’Asie, prêchant les choses que vous savez. L’homme traversa notre groupe, foulant de ses sandales poudreuses les pourpres déroulées et les fleurs mortes de la fête. Son regard erra sur nos visages fatigués et s’arrêta sur moi ; il me toucha l’épaule, il dit : « Que fais-tu là ? Lève-toi ! » Asservi par sa parole, je me levai, je le suivis. Deux fois, en m’éloignant le long de la grève, je me retournai : je voyais encore votre tunique blanche, toute pâle dans l’aube, sortir des roseaux et des lauriers ; j’entendais votre rire et les gais éclats des voix : « Pourquoi Silvanus suit-il le juif ? » Que j’avais peine à avancer dans le sable humide ! Il me semblait que mes pieds s’y enracinaient, que des lambeaux de moi s’arrachaient pour revenir en arrière, vers vous. J’allais pourtant, une force me poussait sur les pas du juif. Encore une fois, je tournai la tête : je ne vous vis plus. Je ne vous ai plus revue.


II

« Pourquoi Silvanus suit-il le juif ? » — Je vais vous le dire, en reprenant d’un peu haut. Cet écrit gardera à jamais mon secret, je l’espère. Qu’importe ? Je me le raconterai mieux en imaginant que je parle devant vous. Le cœur, même détaché d’ici-bas et plein de choses sévères, s’ouvre plus volontiers sous le regard qui l’occupa. C’est la dernière lâcheté de la passion : bien forts ceux qui s’en défendent. Je me reporte d’ailleurs, en parlant ici, aux ténèbres d’esprit où je me trouvais naguère ; pour me faire comprendre de vous, je rentre dans les pensées, j’emploie les mots d’autrefois. Je les renie aujourd’hui : j’en ai de meilleurs.