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texte grec. L’histoire d’âme qu’on y retrouverait aurait sans doute des points de ressemblance avec la suivante.


A DAMARIS D’ÉPHÈSE. I.

Un jour peut-être, vous lirez cet écrit. Si vous le lisez, ne pensez pas que ma vertu ait faibli, au moment d’entrer dans l’éternel silence ; ne croyez pas que la mort, avant de fermer mes lèvres, leur ait arraché malgré moi un souvenir qui voulait vivre, vivre à tout prix. Si vous le lisez, il vous faudra sans doute faire effort pour comprendre et vous rappeler. Mon nom repassera d’abord comme un bruit inconnu dans cet heureux tumulte où s’étourdit votre vie ; comme un chant d’un soir ancien, qu’on écouta distraitement une fois ; on l’entend après des années et l’on demande : de qui ce chant dont je ne me souviens pas ?

Un matin où vous serez lasse après les danses, — on ne vous voit pensive qu’à ces rares instans, — remontez dans le passé, tout le long des visions enchantées qui ont empli votre jeunesse, et rappelez-vous. Rappelez-vous une nuit de juin, déjà lointaine, qui vous trouva aux bords du Caystre, sur la plage où le fleuve se jette dans la mer. Cléon, le riche marchand de Smyrne, y donnait à ses amis une fête magnifique. C’était l’époque où les solennités de la Grande-Déesse rassemblent à Éphèse tous les oisifs de la Grèce et de l’Asie. Tous assistaient à la fête de Cléon : les changeurs opulens de Chypre et de Cos, les négocians de Lycie, les rhéteurs en renom d’Alexandrie et d’Athènes, les poètes de Sicile, les étrangers arrivés avec les caravanes de Perse et de Colchide, les tribuns des légions romaines et les familiers du proconsul. Les femmes étaient en nombre, les plus belles et les plus vantées de Smyrne, d’Éphèse, des Iles. Cléon avait fait venir le chœur célèbre des musiciens de Lesbos. Autour des nappes de pourpre, couvertes de fruits, de roses et de vins d’or, les esclaves agitaient des torches de résine. Ce fut durant quelques heures, sur le sable de la plage, sur les roseaux froissés du Caystre, un bruit joyeux et fou de voix, de rires, de chansons, couvrant les battemens de la vague sur la grève.

Soudain les torches s’éteignirent. La grande Diane, — je l’appelais encore ainsi, — avait paru dans le ciel, au-dessus du mont