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et qu’il y reste seulement la quinzième partie de la quantité déjà bien faible que contient l’eau de mer, les larves pendant quarante heures ne se distinguent en rien de celles qui se développent dans l’eau normale. C’est au bout de ce temps que vont apparaître les spicules pendant que la larve prendra la forme pluteus. Or dans l’eau ne contenant qu’un quinzième du calcium normal, ce changement ne s’effectue pas. Vingt heures plus tard, à la soixantième heure de leur vie, les larves sont encore au même état, tandis que dans l’eau normale elles présentent à ce moment des spicules déjà rameuses ; de plus elles ont pris la forme pluteus accusée à la fois par leur configuration et la division de leur intestin en régions distinctes. C’est seulement vers la quatre-vingt-dixième heure que nos larves privées de chaux vont nous montrer la même modification de l’intestin, mais elles n’ont pas de spicules et ne sont pas devenues des pluteus. Leur forme extérieure a donc été profondément atteinte en raison du changement apporté à la composition intime des tissus et des humeurs par l’absence d’un de leurs constituans nécessaires. La perturbation était insuffisante à faire périr la larve, à faire cesser le mouvement vital, mais celui-ci a été dévoyé, a fatalement abouti à une configuration nouvelle de l’être vivant. Nous avons fait chimiquement un monstre. Il n’est pas douteux qu’un certain nombre de monstruosités en dehors de celles qui résultent d’accidens véritables survenus au cours du développement seront un jour rangées dans une catégorie d’altérations spéciales de l’ordre de celles qu’a su provoquer M. Chabry.

Une découverte récente, d’ailleurs, a montré sous un jour bien frappant cette relation mystérieuse qui unit la constitution chimique des êtres à leur forme extérieure. En dehors des serpens, on ne connaît guère d’animaux vertébrés qui distillent des venins. D’autre part, malgré les différences organiques profondes qui éloignent les poissons des reptiles, nous retrouvons chez quelques-uns de ceux-là : le congre, l’anguille, surtout la murène, l’apparence et presque la forme si caractéristique des serpens. Or, le professeur Mosso a montré dernièrement que le sang de ces poissons à faciès de serpent est venimeux, très venimeux même. Il suffit de la moitié d’un dé à coudre de sang d’anguille injecté dans les veines d’un chien pour que celui-ci meure foudroyé comme s’il avait été piqué par un serpent à sonnettes. Quel lien caché relie donc la présence de ce venin dans le sang de l’anguille à la forme de son corps ? C’est là un de ces mystères de la vie sur lesquels on voudrait presque fermer les yeux comme par un sentiment de l’impuissance où nous sommes de savoir seulement par quel côté essayer d’en aborder l’étude.