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conduit à l’invention, l’idéal continue le réel, nous nous élevons au-dessus de ce qui est sans nous en séparer. Le réalisme du Vinci est, à dire vrai, la plus étonnante foi dans l’esprit. L’artiste construit le corps sur l’idée de l’âme qu’il est destiné à rendre visible. Il en est de la nature comme de l’art : c’est notre âme qui crée notre corps et s’y manifeste. En toutes choses le Vinci reconnaît cette présence réelle, cette primauté de l’esprit. Derrière l’apparence, qu’il fixe de son œil clairvoyant, il aperçoit ce qu’elle révèle et ce qu’elle cache, la force spirituelle, l’âme et son mystère ; dans les lois nécessaires l’universelle raison, dans « cette qualité de la forme qui fait l’ornement du monde » cette obscure sensibilité qui met en tout ce qui est l’effort et la vie. Sa curiosité est une sympathie : le rocher, le brin d’herbe, la fleur, rien n’est indifférent, rien n’est mort ! Tout mérite d’être observé jusqu’en son dernier détail, parce que tout vaut d’être aimé. L’artiste est celui qui entend ce langage des choses, et le précise en lui donnant comme l’accent de la parole humaine. Il ne dédaigne pas le monde, ses lignes, ses couleurs et ses formes, il y entre comme dans une société fraternelle, en conférant aux choses mêmes la dignité de la pensée.

La nature est le précurseur, l’esprit est le Verbe. Saint Jean (Louvre) émerge des ombres transparentes, lumière obscure plutôt que ténèbres, qui peu à peu vont s’atténuant jusqu’aux clartés de la poitrine, du bras, du visage, de ce qui pense et parle. Il est jeune, charmant, plein de l’ardeur de vivre. Sa surprise de ce qu’il aperçoit de lui-même fait sa curiosité de ce qu’il en ignore. Sa beauté est celle de la nature, infinie, complexe, inquiétante. Ses yeux attirent, semblent se creuser sous le regard ; son sourire, où se croisent l’ironie et la tendresse, la douceur et la cruauté, refuse ce qu’il promet. Cet être mêle la grâce de la bête innocente à l’anxiété de la conscience qui s’éveille. Il enveloppe ce qui fut et ce qui sera ; il n’a pas le mot de sa propre énigme : seul, ce qu’il commence, ce qu’il n’achève pas, l’explique. De sa droite levée, le doigt étendu, il montre le chemin ouvert, ce qui n’est pas, ce qui peut être, l’idéal incertain qu’il pressent et qu’il annonce. Ainsi la nature, lentement, d’harmonies en harmonies s’élève vers la conscience par la beauté ; elle est la grande tentatrice, elle semble s’offrir et tous les biens de la vie, mais, d’un mouvement comme involontaire, elle montre le vrai chemin, celui qui monte, et elle ne se donne qu’à l’esprit qui lui révèle ses propres secrets et par l’effort vers l’idéal lui apprend ce qu’elle cherche, la continue en la dépassant.


GABRIEL SEAILLES.