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à la sensibilité léonardesque le charme d’une naïveté inattendue. Il ignore les raffinemens et les tourmens du maître, il ne garde que ce qui convient à son âme plus simple, la grâce et l’émotion. Les fresques de Saronno, de Lugano, les décorations de l’église San-Maurizio, sont les chefs-d’œuvre de l’école milanaise. Les choses de l’esprit ne s’évaluent pas par poids et mesure. Quand nous sommes tentés de nous plaindre du petit nombre des œuvres de Léonard, rappelons-nous celles qui n’existeraient pas sans lui, qui par là indirectement lui appartiennent.

Le génie du Vinci est fait d’une intime pénétration de la science et de l’art. Le savant et l’artiste ne sont pas en lui deux étrangers qui vivent côte à côte et s’ignorent ; quoi qu’il fasse, ils sont présens tous deux et collaborent à son œuvre. Analyse et synthèse, art et science, sentiment et pensée, imitation et invention, quelle que soit l’antithèse, il la résout en en embrassant les deux termes. Où les uns disent : réalité, les autres répondent : idéal ; il ne connaît pas ces appauvrissemens volontaires, comme l’enfant et Platon, il refuse de choisir et prend tout. Réaliste, il l’est à coup sûr. Nul plus que lui n’a observé ce qui est, nul n’a fixé sur les choses un œil plus clairvoyant. La peinture est un art d’imitation, il veut qu’elle aille jusqu’à produire l’illusion du réel. Mais en quoi vraiment consiste l’imitation ? à répéter les choses qu’on a sous les yeux ? La pauvre ambition ! Il s’agit « de se convertir en la nature,  » à force d’étudier les procédés selon lesquels elle fait apparaître et construit les corps. Vivantes dans l’esprit, les observations du savant deviennent les habitudes de l’artiste. Le peintre peut alors projeter sur la toile les images qu’il lui plaît. Est-ce à dire qu’il va se perdre dans la fantaisie, dans les vaines fictions ? Non, car les formes qu’il imagine sont toujours composées d’élémens réels, combinés selon des lois nécessaires. Le peintre est plus que le disciple de la nature, son génie est la nature même qui continue son œuvre par l’esprit.

Pour l’art, le corps n’est que l’image d’un sentiment. Le vrai réalisme, c’est la puissance de créer des êtres réels, des corps vivans qui, nés d’une émotion, l’expriment et la propagent. Imiter la nature, ce n’est pas la copier servilement, c’est faire comme elle, c’est ajouter, selon ses procédés mêmes, aux formes qu’elle a créées celles qui répondent aux sentimens de l’âme humaine. Une madone n’est réelle qu’à la condition d’être vraie, d’exprimer par son visage et son attitude l’exquise tendresse de son cœur. Par nos émotions, c’est la nature encore qui suscite en nous l’image de ces formes, mais elle ne peut les créer qu’en devenant le génie de l’artiste. Ainsi, il n’y a pas de saut brusque entre la nature et l’art, le passage de l’une à l’autre est insensible. L’imitation