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Je trouve à Windsor une figure non moins singulière, le buste d’une façon d’athlète. Le front très haut est large avec deux bosses dont on sent les os durs sous la peau ; le nez busqué se recourbe et descend sur la bouche pincée dont la lèvre inférieure avance fortement ; le menton proéminent fait saillie ; l’œil est défiant sous le sourcil froncé ; un cou de taureau, des épaules de géant, des pectoraux massifs entre lesquels croît une broussaille de poils, le visage et le cou sillonnés de rides, une chevelure en longues boucles jetées en arrière et dressées comme par l’ardeur de la vie, la puissance et les meurtrissures d’un vieux chêne ; c’est le Titan, dans la bête l’homme possible, l’impression bizarre d’un Goethe engainé dans une brute. Avec quelques modifications je retrouve cette tête devenue celle d’un vieux méditatif ; diminuée, réduite, tous les traits comme aplatis, c’est la tête de Judas.

On ne sait pas assez à quel point l’artiste se révèle par ses dessins. Comparez ceux du Vinci à ceux de Raphaël et de Michel-Ange. Raphaël y met la grâce de son génie heureux, sans remords, qui profite de tout et garde son originalité dans ses emprunts. Comparées à celles de Léonard, ses madones sont silencieuses, elles disent dans le premier regard ce qu’elles ont à dire : c’est le charme rassurant d’une belle matinée de printemps. Michel-Ange allonge les lignes, les agite, les gonfle, pour montrer en tout ses sentimens de colère, de force et d’héroïsme, pour faire les êtres surhumains dont il peuple ses rêves vengeurs. Son éloquence grandiose n’a pas de sous-entendu. Installés sur les hauteurs idéales, où n’arrivent pas les bruits du monde, les prophètes s’entêtent dans leur sublimité solitaire. Le charme du Vinci, c’est de mettre dans un visage individuel l’infini d’un être en qui tous les bruits de l’univers ont leur écho. Il ne fait pas des images, il ajoute des vivans à ceux que fit la nature. Il a son monde, ses créatures, et il les varie, exquises ou brutales, délicates ou perverses ; mais, en toutes, au-delà de la vie superficielle de la conscience, il laisse entrevoir l’infini des sensations confuses, les profondeurs de la vie qui s’ignore, cet inconnu qui sollicite le regard et prolonge la rêverie. Je ne suis pas surpris qu’un exalté ait aimé l’une de ses madones jusqu’à la passion. Il a aimé cette femme parce qu’il a vu quelque chose de son âme et qu’il a rêvé le reste.


VIII

Léonard a le sentiment des beautés naturelles. Il aime à placer ses personnages dans un milieu qui semble, comme animé des mêmes pensées, les traduire en un autre langage. Il n’était pas homme « à dire avec Botticelli qu’il suffit de jeter une éponge