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goût de vérité, le même art de donner la vie. Son dessin n’est pas une calligraphie, une transposition des images réelles dans un langage à demi abstrait ; il ne découpe pas une silhouette, il ne réduit pas un visage à de secs contours qui, n’étant que les limites de la forme, en eux-mêmes n’existent pas. Par le clair-obscur, il fait sentir le relief. Il ne se sert pas de hachures, procédé encore artificiel, mais de traits parallèles, qu’il éloigne ou rapproche pour en forcer ou en atténuer l’effet. Il modèle ses têtes, comme nous les voyons, par les jeux de la lumière et de l’ombre, par leurs dégradations savantes, qu’il compare lui-même à l’évanouissement d’une fumée dans les airs. Ses dessins sont des peintures sans couleurs. Mais ce qui plus que tout en fait des œuvres achevées, c’est ce qu’il sait y enfermer de sentiment et de pensée. Poète, dans la précision de la forme, il met l’infini de la vie. Il donne un sens à tous les traits, au regard, au sourire, à l’enchâssement de l’œil, à la chevelure qui, tantôt modeste, court en ondes légères, tantôt se déroule en vagues qui débordent de toutes parts, coulent sur les joues, le col, les épaules et, revenant sur elles-mêmes, font au front un royal diadème (Offices) ; et, dans cette apparence de tout dire, sans une négligence, sans un sous-entendu, c’est son secret de donner l’impression que l’âme est sans limites, qu’elle s’ignore elle-même et les idées sans nombre qui s’agitent ou sommeillent en elle.

Ses têtes de madone sont exquises : leurs paupières baissées semblent l’écran où transparaît la lumière intérieure, la bouche, prête à sourire, répond aux pensées lointaines, toute l’âme semble affleurer au visage, mais leurs yeux voilés regardent ce que nous ne voyons pas, une divine pudeur semble les séparer de nous. Comme l’infini d’une âme, d’où ne montent à la conscience que des pensées calmes et des sentimens chastes, il sait, dans la précision des traits, sans sortir de la beauté, mettre le mystère d’une âme qui s’ignore, mais d’une âme étrange, inquiète, faite pour se tourmenter et les autres. « C’est la gloire du peintre de créer des êtres qui conduisent à l’amour. » Bien faites pour l’amour sont ces femmes qui mêlent singulièrement l’ironie et la grâce, arrêtent d’abord les curiosités de l’esprit et descendent, sans même que nous y songions, de notre imagination dans notre cœur pour y allumer une passion qui se nourrit de ses propres angoisses, des perpétuels problèmes qu’elle agite sans les résoudre. Voyez, à l’Ambroisienne, l’être charmant et impérieux qui semble avoir servi de type aux Hérodiades de l’école milanaise. Dans son visage tout est ferme, précis et dur : la ligne du front et du nez, l’accent de l’arcade sourcilière, le menton petit et volontaire, les paupières qui sertissent les yeux dont l’iris a l’éclat de l’acier. La narine