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ne suffit à rien et « que les règles ne peuvent servir que pour corriger les figures. »

Le nouvelliste Bandello (58e nouvelle) nous donne sur la manière dont il travaillait à la Cène quelques détails qui montrent qu’il savait le prix des heures heureuses où, par un mystérieux accord, l’esprit et la main collaborent spontanément. « Il venait souvent de grand matin au couvent des Grâces, et cela, je l’ai vu moi-même. Il montait en courant sur son échafaudage. Là, oubliant jusqu’au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu’à ce que la nuit tout à fait noire le mît dans l’absolue impossibilité de continuer. D’autres fois, il était trois ou quatre jours sans y toucher, seulement il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler ses figures et apparemment à les critiquer en lui-même. » Je crois plutôt qu’il venait rafraîchir et ranimer en son esprit l’image de l’œuvre pour l’emporter avec lui et l’enrichir par ce travail secret qui ne se distingue pas de la vie et que nous ne sentons pas plus qu’elle. Voyait-il tout à coup ce qu’il devait faire, sentait-il l’instant favorable où l’image se précise et sollicite la main, il accourait. « Je l’ai encore vu en plein midi, quand le soleil de la canicule rend les rues désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale, venir en courant, sans chercher l’ombre, et, par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau et s’en aller sur-le-champ. » Le Vinci prépare en savant les œuvres qu’il exécute en artiste.


VI

Ces œuvres confirment ce que nous savons de la manière dont elles furent conçues et réalisées. Nous ne connaissons le sculpteur, le musicien, le poète que par la légende. Le peintre a laissé de nombreux dessins, de rares peintures qui suffisent à sa gloire. Ce qui en fait le charme exquis, n’est-ce pas que son âme leur est présente ? qu’elles en ont la richesse et la complexité ? que le savant et l’artiste intimement s’y pénètrent ? Nul n’a mis plus d’intelligence dans le sentiment, plus de curiosité dans la tendresse, plus d’esprit dans des images faites pour la joie des yeux. Nul n’a plus rapproché la rêverie de la pensée. Cette plénitude d’humanité est sa manière d’être individuel, unique, de mettre dans ses œuvres une âme inoubliable et sans pareille.

En étudiant les grandes œuvres, qui marquent comme les étapes de sa vie laborieuse, déjà nous avons relevé les caractères de son génie pittoresque. Il exécute le carton d’Adam et Eve avec une patience de primitif : il s’attache à chaque fleur, à chaque brin