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moyens selon les fins qu’il se propose. La routine uniforme, spéciale, sans souplesse, ne lui suffit pas, il a besoin de la science, dont les applications intelligentes et imprévues vont à l’infini. Il étudie les lois de la vision, le concours des lignes à l’horizon, la perte des couleurs et des formes selon la distance, le corps humain, ses proportions, ses parties, leurs rapports dans la diversité des actions possibles. S’il analyse ainsi les lois selon lesquelles les corps nous apparaissent, c’est pour trouver de ces lois des applications nouvelles et traduire librement sa pensée. Le mot imitation prend un sens nouveau : moyen pour la création, elle ne porte plus sur les images que nous montre la nature, mais sur les procédés par lesquels elle nous les fait apparaître.

Faisant revivre en lui l’esprit même de la nature, sachant par quel artifice elle produit en nous l’apparence du monde, le peintre peut continuer ses créations, selon les mêmes lois. Capable, dans les cas les plus divers, d’appliquer les règles de la perspective, du clair-obscur, d’observer les lois de la forme végétale et humaine, il est maître de projeter sur la toile toutes les scènes qui le charment et dont il lui plaît de se donner et aux autres la vision émue. Il ne jouit pas seulement « de la divine beauté du monde,  » il en multiplie les apparitions. Vraiment, « par la divinité de la science de la peinture (§ 23),  » il est Dieu ! « En ceci l’œil surpasse la nature que les œuvres naturelles sont finies, tandis que les œuvres que l’œil commande aux mains sont infinies comme le montre le peintre dans ses fictions de formes sans nombre d’animaux, d’herbes, de plantes et de lieux (§ 28). » Voilà l’ambition de Léonard : il ne s’en tient pas à ce qui est, il veut continuer la nature par la fantaisie, inventer des formes irréalisées, des monstres effrayans et vraisemblables, nés de la terreur, des visages de madones modelés par la pureté de leur âme exquise (§ 68). Par la science, par la connaissance vivante en l’esprit et dans l’œuvre des lois selon lesquelles les choses nous apparaissent, ces créations du rêve auront l’intensité du réel dont elles donneront l’émotion poignante. Qui oserait dire que l’homme qui a eu une telle idée de l’art, qui a regardé sans trembler de telles ambitions et les a presque réalisées, a sacrifié l’esprit poétique à l’esprit d’analyse ?


IV

La science est un moyen pour l’imitation, qui n’est elle-même qu’un moyen pour la fantaisie, de donner à ses créations la vraisemblance et la réalité. La fin dernière de la peinture est-elle donc ce jeu de l’imagination, cette invention de formes combinées selon les lois de la vie, figurées selon les lois de la vision ? S’il faut en