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Comparez l’état d’esprit de l’homme qui, au moment même où il découvre les règles de la perspective, entrevoit l’œuvre plus parfaite où il les appliquera, à l’état d’esprit du peintre moderne qui apprend sans goût, sans intelligence quelques recettes dont il ne comprend ni la raison, ni la nécessité théorique. La perspective, au moment où écrit Léonard, n’est pas encore séparée de la peinture. Ne va-t-il pas jusqu’à dire (§§ 6-17) que la peinture est la mère de l’astronomie, parce que l’astronomie est née de la perspective et que la perspective a été trouvée par les peintres pour les besoins de leur art. On conte que la femme du vieux Paolo Uccello se plaignait de ce que son mari passât toutes ses nuits à l’écritoire (allo scrittoio), occupé aux problèmes de la perspective. Quand elle l’appelait pour dormir, il lui répondait : Oh ! che dolce cosa è questa prospettiva. Léonard garde cet enthousiasme qui mêle à l’étude des choses abstraites l’émotion esthétique. « Parmi les études, causes et raisons naturelles, la lumière réjouit plus ses contemplateurs ; parmi les grands effets des mathématiques (intra le cose grandi delle matematiche), la certitude de la démonstration est ce qui surtout élève l’esprit des investigateurs ; la perspective donc doit être préférée à toutes les études et disciplines humaines, puisqu’en elle la ligne lumineuse (la linea radiosa) s’unit à la méthode démonstrative. Daigne le Seigneur, lumière de toutes choses, m’éclairer pour traiter de la lumière ! »

Aussi bien, après avoir dit que la peinture est une science, Léonard corrige peu à peu ce qu’il y a de faux et d’excessif dans cette formule. Pour faire rentrer la peinture dans la science, il s’écarte singulièrement de la définition rigoureuse qu’il en a d’abord donnée. Il admet qu’il est des sciences qui ne peuvent être enseignées. « Les sciences imitables sont telles, que, par elles, le disciple se fait égal à l’inventeur (§ 8) ; » il en est d’autres « qui ne peuvent se transmettre par héritage, comme les biens matériels. De celles-ci, la peinture est au premier rang. Elle ne s’enseigne pas à qui la nature ne l’a pas donné (a chi natura no’l concede), comme les mathématiques, par exemple, dont le disciple reçoit autant que le maître enseigne. » C’est que la peinture ne repose pas uniquement sur l’analyse et les lois universelles de la pensée, c’est qu’elle implique l’esprit de finesse, le sentiment individuel. C’est aussi « qu’elle n’arrive à sa perfection que par l’opération manuelle… Les principes scientifiques et vrais s’entendent par l’esprit seul, et c’est là la science de la peinture qui reste dans l’esprit de ceux qui l’étudient. Mais de celle-ci naît l’exécution (l’operatione) beaucoup plus importante que ladite science (§ 33). » N’est pas peintre qui veut, il y faut l’aptitude, le don inné, cette