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L'ESTHETIQUE
DE
L'ART DE LEONARD DE VINCI

Léonard de Vinci a-t-il sacrifié l’art à la science ? La question semble puérile : sa gloire ne répond-elle pas pour lui ? Hier encore, qui connaissait le savant ? qui ignorait l’artiste ? Plus d’un cependant l’accuse ; on lui reproche d’avoir été autre chose et plus qu’un peintre ; on insinue qu’il a laissé mourir en lui le poète. Déjà les contemporains se plaignaient. Le révérend Petrus de Nuvolaria, vice-général des carmélites, écrit à Isabelle d’Esté : « Ses études mathématiques l’ont à ce point dégoûté de la peinture, qu’il supporte à peine de prendre une brosse. » Sabba da Castiglione écrit dans ses mémoires : « Quand il devait se consacrer à la peinture, où sans aucun doute il eût été un nouvel Apelle, il se donna tout entier à la géométrie, à l’architecture, à l’anatomie. » En fait, le Vinci est l’un des plus rares peintres qui aient existé. Les choses de l’esprit ne s’évaluent point par poids et mesure. Si ses œuvres sont uniques, d’un prix infini, ne le doivent-elles pas à la rencontre de ces deux esprits qu’on veut opposer et qu’il concilie ? Comme l’artiste au savant, le savant est présent à l’artiste. L’art exquis du maître est fait de ce subtil mélange de curiosité et d’émotion, de vérité et de tendresse, d’exactitude et de fantaisie.