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y débouche au terme des études ; quelquefois même, elle s’y déverse avant ce terme. A partir de 1806[1], les conscriptions anticipées prennent les jeunes gens sur les bancs de la philosophie et même de la rhétorique. A partir de 1808, des circulaires ministérielles[2] demandent aux lycées « des enfans de bonne volonté, » écoliers de dix-neuf et dix-huit ans, « sachant la manœuvre, » pour être tout de suite sous-officiers, sous-lieutenans, et, sans difficulté, les lycées en fournissent par centaines : de cette façon, le volontaire imberbe entre dans la carrière un ou deux ans plus tôt, mais il gagne à cela un ou deux grades. — Aussi bien[3], dit un principal de collège, « la jeunesse française tout entière n’a en tête que le militaire ; du côté de la science, il n’y a pas grand’chose à espérer d’elle, du moins dans les circonstances présentes. » Dans les écoles, dit un autre témoin du règne[4], « les jeunes gens refusent d’apprendre autre chose que les mathématiques et la science des armes ; je me rappelle beaucoup d’exemples de jeunes garçons de dix ou douze ans qui suppliaient journellement leur père et leur mère de leur permettre de rejoindre Napoléon. » — En ce temps-là, la profession militaire est trop visiblement la première de toutes, presque l’unique. Tout civil est un pékin, c’est-à-dire un inférieur, et traité comme tel[5]. Au théâtre, l’officier coupe la queue, et, d’autorité, prend son billet à la barbe des gens arrivés avant lui ; ils le laissent passer, entrer, et attendent ; au café, quand les journaux sont en lecture, il met la main dessus, comme par droit de réquisition, et en use à sa discrétion, au nez du bourgeois qui patiente.

Bien entendu, cette glorification de l’armée a pour centre le culte de Napoléon, souverain suprême, unique, absolu de l’armée et du reste, et le prestige de ce nom est aussi grand, aussi soigneusement entretenu dans l’école que dans l’armée. Dès le commencement, il a mis dans les collèges et les lycées ses boursiers, environ 3,000 enfans[6], qu’il élève et nourrit à ses frais, pour

  1. Quicherat, ibid., p. 126.
  2. Le Régime moderne, I, 334.
  3. Hermann Niemeyer, ibid., I, 153.
  4. Travels in France, etc., II, 123. (Témoignage d’un gentilhomme français.) « La rapide destruction de la population en France occasionnait des promotions continuelles, et l’armée devint la carrière qui promettait le plus. C’était une profession pour laquelle on n’avait pas besoin d’éducation, et où tous avaient accès ; là, Bonaparte ne permettait jamais que le mérite restât sans récompense. »
  5. Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, I, 127. (Année 1806.)
  6. Guizot, ibid., p. 59 et 61. — Fabry, Mémoires pour servir à l’histoire de l’instruction publique, III, 102. (Sur les familles des boursiers et sur les moyens employés pour obtenir des bourses.) — Jourdain, le Budget de l’instruction publique (1857), p. 144. — En 1809, dans les 36 lycées, 9,068 élèves, externes ou internes, dont 4,199 boursiers ; en 1811, 10,926 élèves dont 4,008 boursiers ; en 1813, 14,992 élèves, dont 3,500 boursiers. A la même époque, dans les établissemens privés, 30,000 élèves.