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Pur dicesti, o bocca, bocca bella ! Tout en écoutant le verset de douleur, il nous souvenait du refrain d'amour : O bocca, bocca bella ! Comme on la comprenait alors, comme on la chérissait, la beauté des lèvres humaines, et faut-il tant s'enorgueillir de l'instrumentation moderne, si de tels chefs-d'œuvre ont pu éclore du souffle de quelques bouches qui chantent ? En vérité la marche funèbre de la Symphonie Héroïque et celle du Crépuscule des dieux ne répandent pas plus de tristesse, ni une tristesse plus noble, plus sacrée, plus divine, que les trois répons de Vittoria exécutés le jeudi saint. Ce Vittoria, qu'on ignorait, s'est révélé comme un maître ; égal à Palestrina par la pureté de l'harmonie, le dépassant peut-être par l'intensité du sentiment, l'interprétation plus pathétique des paroles. « Tanquam ad latronem existis. Vous êtes venus à moi comme à un voleur, et voici qu'après m'avoir flagellé, vous m'emmenez pour me crucifier. » D'abord les voix psalmodièrent tout bas le triste et doux reproche ; mais de ces mots : « Cumque injecissent manus, quand ils eurent mis la main sur Jésus, » de ces mots l'expression fut tout à coup si déchirante, un sanglot en jaillit si profond, si plein d'épouvante et de pitié, qu'on eût cru que les voûtes elles-mêmes avaient non-seulement chanté, mais gémi.

Ainsi, durant quatre jours, la vieille église ne retentit que de plaintes et de prières ; durant quatre jours, la musique fut l'interprète de toute souffrance : de la souffrance divine, pour la rappeler ; de la souffrance humaine, pour l'unir à celle de Dieu. Tous nous demeurâmes fidèles jusqu'à la fin, subissant le charme triste et profond de la commémoration et de la communion douloureuse. De cette musique de deuil et de misère, quelques-uns trouvèrent pourtant la beauté monotone. Hélas ! quoi de plus monotone que notre peine et notre gémissement ? Tous ces vieux maîtres, dit-on, se ressemblent trop entre eux ; ils chantent tous de même. D'accord, mais ne pleurons-nous pas et ne prions-nous pas tous de même aussi ? L'art religieux n'est jamais si grand que lorsqu'il est impersonnel, c'est-à-dire universel, comme dans les cathédrales ou dans les chants que nous venons d'entendre. De même qu'il n'y a qu'un mot, un seul, qui réponde parfaitement à une pensée, il n'y a peut-être aussi qu'une seule forme, et cette forme, en musique, pour la pensée chrétienne, c'est, je crois, celle des Allegri et des Palestrina.


CAMILLE BELLAIGUE.