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de se jeter les yeux fermés dans tous les hasards des guerres religieuses, soit, on est logique dans ce qu’on fait et dans ce qu’on dit ; mais alors on a prévu sans doute les agitations redoutables qu’on prépare à la France, les périls qu’on peut susciter à la république elle-même. On a probablement tout calculé, tout pesé, les chances de la paix et les chances de la guerre. Il faut choisir !

On veut simplement, dit-on, faire respecter les lois, — « toutes les lois. » Mais c’est là, en vérité, la question. On parle ainsi au moment même où on équivoque sur des délits, sur les plus simples devoirs de la police, où on désarme les lois devant les uns en les aggravant contre les autres. Est-ce qu’il n’est malheureusement pas trop vrai que lorsque la politique est en jeu, et elle y est maintenant presque toujours, les lois restent livrées à l’arbitraire de toutes les interprétations ; elles deviennent ce qu’elles peuvent. Le malheur est justement qu’on commence à ne plus savoir ce qu’il y a dans ce beau mot de légalité. On applique les lois anciennes comme on le veut, quelquefois en les dénaturant ; on fait des lois nouvelles pour la circonstance, selon la passion du jour. Le parlement vote des lois pour se créer une popularité ou par un calcul électoral ; le gouvernement suit le courant, évite de s’engager de peur de se compromettre, et on glisse ainsi dans cette incohérence qui est aussi sensible aujourd’hui dans ce qu’on appelle les lois sociales que dans les affaires morales. On vient certes de le voir une fois de plus à l’occasion de ce projet Bovier-Lapierre, qui est censé destiné à compléter la lui sur les syndicats ouvriers et qui en réalité n’aurait d’autre résultat que d’enchaîner les patrons, d’introduire des pénalités correctionnelles dans des questions du contrat civil. Elle a déjà fait bien du chemin et a subi bien des vicissitudes, cette étrange loi. Elle est allée au Luxembourg, où elle a disparu. Elle a été reprise récemment au Palais-Bourbon, où on a commencé à s’apercevoir qu’elle était peut-être excessive. Un député républicain plus libéral, M. Leygues, a proposé alors un amendement pour l’atténuer, pour exonérer au moins de toute pénalité le patron qui dans sa liberté aurait refusé d’embaucher un ouvrier. Même ainsi amendé, le projet n’était encore qu’une œuvre de confusion, et M. Piou, avec autant d’esprit que de raison pratique, l’a mis en morceaux. N’importe : cette loi Bovier-Lapierre a été remaniée, rajustée, puis votée, pour aller sans doute encore une fois mourir au sénat. Au fond, ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’on veut flatter les passions populaires en décrétant pour les chefs d’industrie une véritable servitude, en les plaçant sous le coup de pénalités toujours menaçantes. On ne voit pas qu’en réduisant les patrons à l’impuissance, on risque de réduire les ouvriers à la misère, qu’on s’expose à enfermer les uns et les autres dans un cercle où ils ne pourront plus vivre. Bel exemple de réforme sociale !

C’est la fatalité des politiques incohérentes de se perdre dans les