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tableau religieux : la crypte de la Flûte enchantée, les funérailles d’Eurydice, la Pâque de la Juive surtout, ou la liturgie orientale de l’Africaine. Pourquoi toutes ces admirables cérémonies pourraient-elles, sans trop de dommage, passer de la réalité du théâtre à l’abstraction du concert ? Parce que l’idée en est plus simple que celle de Parsifal et dès lors plus facilement évocable par la seule musique. Qu’est-ce que la douleur d’Orphée, par exemple ? Une douleur purement naturelle et humaine, éclatant parmi les rites funèbres sur le sépulcre où dorment ses amours. Mais au milieu de ses frères, Amfortas endure un plus étrange martyre. Prêtre et roi, infidèle gardien du sang du Christ et de la lance qui, jadis, ouvrit le flanc divin, il a péché dans sa chair, et sa chair est punie ; de plus, il s’est laissé ravir l’arme sacrée ; son ennemi l’en a blessé et la blessure saigne, à flots plus pressés et plus brûlans chaque fois que le malheureux prince voit resplendir le calice auguste. À ce ministère qui le torture il doit pourtant se prêter ; ses compagnons l’y contraignent et réclament la vue, pour eux bienfaisante, du ciboire rayonnant. On le découvre donc. Alors, entre la souffrance de l’homme et la divine souffrance, dont ces gouttes lumineuses perpétuent la mémoire, s’établit une communion douloureuse et tendre. Ne cherchez ni chez Gluck, ni chez Halévy d’aussi poignantes délices : une psychologie, que dis-je ? une théodicée aussi mystérieuse était étrangère à la foi d’Hellas comme à celle de Juda. Sans compter que Parsifal possède un dernier élément de grandeur et de beauté morale tout chrétien et tout moderne, que, seule encore, la représentation peut mettre en lumière : la pitié. Nous ignorons, au concert, que devant cet homme qui souffre un autre homme est debout qui contemple et compatit. Durch Mitleid wissend. Il saura par la miséricorde, et par la miséricorde il sauvera. Imaginez le spectacle complet : les chevaliers assis à la table eucharistique ; le pécheur en proie au martyre expiatoire, et, caché dans l’ombre des colonnades, le rédempteur espéré et promis. Tant de douleur et tant d’amour, tout le christianisme est là. Mais, dira-t-on, et la musique elle-même ? Si douteux qu’en ait été l’effet l’autre jour, nous ne la renierons pas, après l’avoir jadis admirée de toute notre âme. Wagner jamais n’en écrivit de plus belle, de plus musicale surtout, dont le souffle soit plus pur et plus soutenu. À part le lamento d’Amfortas, terriblement chromatique, et qui se prolonge et s’étire indéfiniment, toute mélodie ici est déterminée et développée : les rythmes ont la carrure, la tonalité, la franchise, et les voix chantent comme trop rarement, hélas ! Wagner les fait chanter. « Prenez et mangez, ceci est mon corps ; prenez et buvez, ceci est mon sang. Faites ainsi en mémoire de moi. » Paroles augustes, les plus étonnantes qui jamais aient été prononcées sur la terre, que Wagner, seul, je crois, depuis