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comme des forts avancés ; la campagne allonge ses champs et ses ombrages jusqu’au cœur des ruines, qui revivent de sa vie. Au Palatin, où sous les lauriers odorans la grasse acanthe recouvre les chapiteaux qui l’imitaient, aux Thermes de Garacalla, où le verger d’un contodino pousse ses pêchers en fleurs dans les plus fiers débris de Rome, la nature donne la juste mesure des œuvres de l’homme et du temps dont il dispose.

J’aime surtout les Thermes, au moment de l’année où j’achève d’y crayonner ces impressions. Sur les dalles où sonnèrent les pas des Césars, avril célèbre un triomphe toujours nouveau, toujours certain, qui fait oublier ceux des vieilles histoires. Les pousses du figuier annoncent l’approche de l’été, comme dit le Livre ; le sol est blanc de pâquerettes et de pétales neiges des amandiers. Les pariétaires fleuries pendent aux immenses arceaux. Sur le faîte de la montagne de briques, des nuées de corneilles mènent le vacarme de leurs noires amours. Quand ces oiseaux volent entre le soleil et les murailles, leurs petites ailes projettent du haut en bas de la paroi dorée de très longues ombres, longues comme les pensées prolongées là par de faibles hommes. Au ciel laiteux, une chaleur fondue rayonne des nuages qui montent de la mer, poussés par des souilles tièdes, humides, des vents qui semblent avoir ramassé, en venant de la Grande-Grèce, tout ce que l’homme a jamais laissé de désirs sur les belles terres et les ruines immémoriales où ils ont couru. Oiseaux, arbres, plantes, tous ces êtres accomplissent leur œuvre de vie avec une joie calme et sourde, comme si nul n’était jamais mort, ici où l’on est tant mort.

La nature prodigue ses enseignemens, mais non pas ceux qu’on est trop tenté d’entendre, depuis qu’on l’adore et la subit davantage. Elle ne dit pas : « Abandonnez-vous, tout est inutile, l’action et la lutte sont folles, je suis si grande et vous êtes si petits ! » — Elle dit : « Faites comme la plus fugitive de ces fleurettes, comme tout ce qui est de moi ; ignorant la fin pour laquelle je travaille, sachant seulement que je dois continuer de créer, je continue, j’aime, je sers. » Armellini a raison, certainement l’homme n’est qu’une bulle d’air ; mais au moment qu’elle traverse le monde, cette bulle doit en refléter les spectacles, retenir le peu de vérité qu’elle y recueille, s’imprégner de cette lumière et la rendre. — Tout ici, jusqu’à l’olivier qui me prête son ombrage, tout rappelle le conseil du sage et pieux Marc-Aurèle : « Il faut se conformer à la nature durant l’instant imperceptible que nous vivons ; l’heure venue, il faut partir de la vie avec résignation, comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nourrice, et en rendant grâces à l’arbre qui l’a portée. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.