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éternels, affligés qui halaient sur la barque de Pierre, quand il aborda près de ce lieu, au port du Tibre. Prosternés sur le pavé, ils reprenaient en chœur les répons avec des voix ferventes, des voix de misère qui semblaient implorer secours du fond des entrailles. Entre leurs corps cassés, j’apercevais la figure lasse du riche, de l’heureux, du savant qui avait dit, en fermant son livre et ses yeux : Certainement, l’homme n’est qu’une bulle d’air. — Un faible vagissement détonna sur les voix graves. C’était un nouveau-né qu’on apportait au baptême. De la plus misérable engeance, lui aussi ; la femme qui le portait était seule avec un homme, l’unique cierge qu’ils allumèrent était très petit. Des fidèles se levèrent pour aller l’assister. La frêle chose rouge gémissait de toute sa force naissante. Je n’entendis pas le nom que le prêtre lui donnait. Qu’importe ? Je le savais, ce nom. Lorsque Dante approche de la triste ville de Dite, un malheureux se cramponne à sa barque ; au voyageur qui lui demande son nom, il répond seulement : Vedi che son un che piango, tu vois que je suis un qui pleure… Et le poète n’en demande pas davantage. C’était aussi le nom du futur petit homme, qui savait déjà le mot d’ordre avec lequel on entre dans la bataille de la vie. Plus tard, quand il y sera blessé, et ce sera souvent, il reviendra ici ; car pour ceux de sa sorte, il n’y a pas d’autre asile où porter ses larmes. — Vous pouvez attacher un instituteur primaire à la personne de chaque jeune citoyen : vous ne remplacerez pas cela. Vous serez récompensés de vos soins, c’est probable et les faits le montrent assez, par le mot de Caliban à son maître : « Vous m’avez appris à parler, et le profit que j’en retire est de savoir comment maudire. » Malgré tout, vous faites bien ; lors même que le peuple devrait nous frapper, avec cette épée à double tranchant dont nous le munissons, nous la lui devons. Mais il lui faut aussi, il lui faut surtout cela. « Cela s’appelle l’Église : on ne s’en passera jamais, sous peine de réduire la vie à une sécheresse désespérante. » C’est M. Renan qui l’a dit, dans une admirable page.

Je vais, les souvenirs et les songeries m’emportent : je voudrais pourtant appuyer sur mon propos. Je voudrais montrer comment agit dans Rome cette vertu organique qui en fait la plus belle œuvre d’histoire et la plus belle œuvre d’art. Au premier abord, devant cette ville faite de tant de villes, on est tenté de croire qu’il faudrait dire « les Romes », et les étudier séparément ; un regard plus attentif persuade vite que ce pluriel serait un contresens. Rome est une et variée, continue dans le temps avec des modifications incessantes ; le darwinisme le plus audacieux n’a jamais supposé pareille flexibilité d’adaptation chez le même individu. Elle est