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peut écrire dans son testament, tout ce qu’il doit répondre, s’il est sincère. Eh ! quoi, ce n’est que cela ? disent ceux qu’on avait mis si fort en appétit. Ils se détournent insensiblement de notre science, pauvre nourrice, ils commencent à se demander s’il n’y aurait pas une nourriture plus substantielle et plus simple à la fois, qui fasse refluer le sang vers le cœur au lieu de congestionner le cerveau. Et beaucoup la cherchent ailleurs.

Notre siècle ! Je l’ai vu sur son tombeau, frappant de ressemblance, un matin de la semaine passée. J’étais entré à Sainte-Marie au Transtevère, la première église publique ouverte dans Rome, au temps des persécutions. À l’extrémité de la travée de droite, un monument m’arrêta longtemps. Le cardinal Armellini s’est fait sculpter de son vivant sur un lit de repos. C’est une famille de lettrés, des gens savans ; son père, qu’il voulut voir couché près de lui, dit l’inscription, est représenté en pendant avec le bonnet de docteur. Armellini s’est endormi sur un livre ; ce livre s’est refermé, emprisonnant un des doigts, qui marque la page inachevée. Je ne puis dire ce qu’il y a de lassitude sur ces traits, dans la détente de ces membres, dans ces muscles lâches du col, qui retiennent à peine la tête roulante sur l’épaule. Quelle fatigue d’avoir tant lu ! Quel repos d’échapper enfin au livre, qui pèse encore sur les mains défaillantes ! Sous la statue, une épitaphe magnifique. Je passe l’énumération des titres et dignités, des bienfaits dont Armellini est redevable à Jules II et à Léon X. Il les rappelle, et il ajoute : «… Comblé des biens de fortune et des titres de ses dignités, ayant considéré dans son esprit la fuyante imbécillité de la vie mortelle et les vicissitudes incertaines des choses, craignant que le Seigneur ne survînt à l’improviste, vivant et veillant, il s’est préparé cette demeure. » — Et au bas, après les dates obituaires, cette ligne en rejet et en gros caractères, comme un post-scriptum de la pensée obstinée du défunt : « Certainement, l’homme n’est qu’une bulle d’air[1]. »

Tandis que je relevais cette inscription, elle me fut dérobée par un groupe d’hommes et de femmes qui s’agenouillèrent contre le monument. Un prêtre venait d’entrer dans la chapelle voisine et récitait une litanie. Ses auditeurs en haillons appartenaient tous, sans exception, au plus pauvre monde du Transtevère : ces mêmes

  1. Je cite le texte latin, le français en rend trop mal la force :… Fortunis et dignitatum titulis auctus, fluxam vitæ mortalium imbecillitatem et rerum incertas vices animo intutus, ne non parato dominus superveniret, vivens et vigilans domum sibi banc munivit…
    Certè homo bulla est.