Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/929

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Allemagne ou d’Orient, dans les quartiers anciens d’une cité moderne, le voyageur le plus dépourvu de sens esthétique s’écriera involontairement : « C’est beau ! » Et si étranger qu’il soit au passé du pays, il dira sans hésiter : « Le peuple qui habitait là vivait de telle manière, il avait tel caractère et tel état social. » C’est, d’ailleurs, la loi commune, le stage nécessaire à toute chose pour dégager sa vérité et sa beauté : ville, tableau, poème, fleurs, qui n’acquièrent leur éclat et leur parfum qu’après le long séjour dans l’herbier.

Ces observations se vérifient partout : nulle part mieux qu’à Rome. La Ville nous livre plus qu’une expression individuelle ; elle exprime et résume l’histoire de notre Occident, et, à certains égards, de tout le monde civilisé. Urbs, toujours, jusque dans ses enseignemens et sa domination posthumes. Ce n’est point-là, comme quelques-uns pourraient l’imaginer, un sentiment spécial aux croyans ; l’impression est aussi franche, aussi entière sur l’historien, sur le simple passant non prévenu. Ici, la loi générale prend un caractère étrange ; conformément à cette loi, ce sont les parties mortes, arrêtées dans le passé, qui apparaissent révélatrices et belles ; pourtant, ce mot de mort leur convient mal ; tant elles manifestent je ne sais quelle vie d’outre-tombe, je ne sais quelle puissance de se continuer en s’assimilant tout ce qu’on leur ajoute. Rome est un tombeau qui enfante perpétuellement. Elle a du tombeau la paix, non le silence. La loquacité de notre Paris, avec sa fièvre de vie exubérante, n’est qu’un murmure en comparaison du langage fort et soutenu de cette revenante. Ici, les idées se lèvent de partout, comme les vols de corneilles qui tourbillonnent au-dessus de ces ruines ; elles nichent dans les monumens antiques, se posent sur les larges têtes des pins parasols, descendent à l’horizon des crêtes de la Sabine ; idées pieuses, qui montent des autels, idées funèbres, qui s’abattent sur les cyprès et sur l’océan des dalles tumulaires, idées d’art, envolées des tableaux et des statues, idées historiques, blotties dans chaque trou de mur ; le soir, à la paix tombante, elles sortent en foule, elles emplissent le ciel jusqu’à l’heure où elles se rassemblent toutes sur ce dôme de Saint-Pierre, qui émerge seul, aux dernières clartés, de la ville ensevelie dans l’ombre.

Il faut bien que cette suggestion soit irrésistible ; tous les visiteurs de Rome l’ont subie et attestée. Déjà notre Balzac, l’ancien, qui n’était pourtant qu’un homme d’esprit, écrivait dans une de ses lettres : — « Cet air m’inspire quelque chose de grand et de généreux que je n’avais point auparavant ; si je rêve deux heures au bord du Tibre, je suis aussi savant que si j’avais étudié huit jours. » — C’est bien cela : le rêve, léger et vide ailleurs, est ici substantiel et nutritif. Goethe fut saisi comme il devait l’être par