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qui est une voie commerciale, dépend du commerce. Donnons au commerce toute liberté. Nous appliquons en Indo-Chine, sans profit pour personne, au grand dommage des indigènes et des colons, notre tarif général des douanes : abolissons-le. Et abolissons-le, non pas subrepticement, mais ouvertement, publiquement, solennellement. Proclamons-le aboli. Que le monde, que nos adversaires qui s’en sont fait une arme contre nous, ne puissent ni ignorer sa suppression, ni la laisser ignorer. Que les colons, que les indigènes, que les Chinois sachent que désormais on peut librement trafiquer, qu’on peut enfin faire fortune dans l’Indo-Chine française.

6° Et peuplons-la, cette Indo-Chine, de bons colons, de colons entreprenans et avisés. Appelons-y les Chinois. Appelons-y aussi les Français ; mais non pas les pauvres ; les riches, les capitalistes : ceux-là plus tard emploieront les autres. Appelons-les ; attirons-les. Offrons-leur des avantages, des privilèges, des monopoles. C’est mon vœu, à moi économiste et libéral. Créons au Tonkin des compagnies privilégiées : non pas une, plusieurs ; non pas une grande compagnie, des compagnies petites et moyennes, qui se feront concurrence. Nous avons dans l’Est et le Nord et le Nord-Ouest des espaces qui, du train dont vont les choses, resteront déserts pendant un siècle : peuplons-les. Des Français capitalistes, des Chinois contremaîtres, des indigènes ouvriers : voilà une alliance féconde. Et quand nous aurons fait tout cela, quand nous aurons, dix années durant, sans nous laisser rebuter par quelques échecs, pratiqué cette politique, d’ailleurs bien simple, nous n’aurons plus de leçons à demander à personne.

Car, en vérité, quand je compare ce qu’ont en Birmanie obtenu les Anglais qui disposaient des ressources infinies de l’Inde et ce que nous avons, nous, obtenu au Tonkin avec nos moyens misérables, je ne puis m’empêcher d’admirer nos qualités de colonisateurs. Nous n’avons à envier à personne ni le courage, ni le dévoûment, ni l’ingéniosité, ni l’entrain, ni même la ténacité et l’application. Une seule chose nous fait défaut : nous qui avons par excellence l’esprit d’épargne, nous n’avons pas l’esprit de prévoyance. Les Anglais, eux, le possèdent à un suprême degré. Depuis un demi-siècle, ils se sont mis à l’école du « préparez-vous. » Nous en sommes toujours à l’école du « débrouillez-vous. » Parfois cela nous réussit ; parfois cela nous conduit aux abîmes. Et, quand nos affaires sont désespérées, nous nous tournons vers quelque talent supérieur et nous lui crions : « Tirez-nous de là. » De simples fonctionnaires, bien dressés, eussent suffi à la tâche : nous, nous y tuons nos hommes de génie. C’est là un gaspillage qu’une nation bien ordonnée ne peut tolérer : soyons ménagers, mais soyons prévoyans.


JOSEPH CHAILLEY-BERT.