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vertu intransigeante. De même, aux gens habiles, ils ne permettront pas une faute, ni aux prudens une étourderie. Et, si des mesures excellentes sont, par malheur, demeurées inefficaces, ils les condamneront désormais comme inutiles. De ces lecteurs de romans, le malheur est qu’on en rencontre en politique.

Mais ce n’est point là la vie. Ni les hommes ni les choses n’y ont cette constance invariable, et cette précision automatique ; à chaque instant, les plans les mieux combinés s’y trouvent dérangés par les circonstances. Que les Anglais, en dépit du soin avec lequel ils ont préparé, par leur politique, la pacification ; par leurs lois et leurs fonctionnaires, le gouvernement ; par leurs travaux publics et leurs règlemens, la mise en valeur de la Birmanie, n’aient au bout de six années, ni achevé l’entière pacification, ni établi une administration parfaite, ni assuré une exploitation régulière, cela n’est pas fait pour nous déconcerter, ni ruiner notre foi dans la science et la prudence. La médiocrité des résultats ne prouve rien contre la méthode.

J’irai plus loin. Il est permis de croire qu’avec des procédés moins méthodiques on eût pu obtenir des résultats d’apparence plus brillante. Mais la méthode est consciencieuse : elle proscrit les expédiens, et dédaigne les apparences. Elle lie l’avenir au présent ; elle déblaie et tasse le terrain avant d’y bâtir ; elle commence la maison par les caves et non par les étages. Cela est lent, cela est cher ; mais cela est durable. A des yeux prévenus, les Anglais en Birmanie peuvent ne pas paraître beaucoup plus avancés que nous au Tonkin. Ils le sont infiniment plus. Ils ont assuré l’avenir.

Cela, pour moi, ne fait aucun doute. Aussi, au moment de conclure, n’éprouvé-je aucune hésitation à dire : Adaptons au Tonkin les institutions de la Birmanie.

Adaptons, et non pas transportons. Car dans les deux situations, rien n’est identique ni même entièrement comparable : ni eux à nous, ni le Tonkin à la Birmanie, ni nos mandarins à leurs fonctionnaires indigènes, ni les Birmans aux Tonkinois, ni même leurs Chinois aux nôtres. Les différences assurément sautent aux yeux. Beaucoup ne verront que ces différences. Pourtant, bien des similitudes s’imposent, et le seul danger serait peut-être d’en trouver trop. Ne copions donc pas ; adaptons.

Ainsi que je l’annonçais au début de ce travail, l’expérience des Anglais en Birmanie, consciencieusement interrogée, va nous permettre maintenant de dégager certaines règles.

Appliquées au Tonkin, voici ce que ces règles exigent :

1° Connaître les peuples dont nous avons pris en main les destinées. Ces peuples, quoique habitant une même contrée, appartiennent à des races ou à des familles différentes. Sans parler d’innombrables tribus, nées de croisemens inextricables, les