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Pérou (1533), on voit que l’Europe fit un rêve des mille et une nuits. Ces explorateurs, de l’autre côté de l’Atlantique, disant « qu’on leur offre tant d’or qu’ils en seraient saouls, » ont l’ivresse, la folie, le détraquement du métal vénéré. Ce fut la grande révolution économique des temps modernes, comme la disparition du servage avait été, trois siècles auparavant, celle des temps féodaux, comme l’usage de la vapeur et de l’électricité sont celle de l’époque contemporaine. La première avait transformé la terre et le travail ; la seconde transforme le numéraire, la marchandise-type, signe des échanges ; quant à la troisième, on ne sait encore ce qu’elle ne transformera pas.

De 1492 à 1544, on avait importé d’Amérique 279 millions de métaux précieux, c’est-à-dire une quantité égale à celle que toutes les mines, alors exploitées en Europe, qui rendaient en moyenne, d’après les estimations les plus favorables, 5 à 6 millions par an, avaient pu produire ensemble pendant la même période. Le rendement annuel était ainsi doublé. Dans la seule année 1545, les importations s’élevèrent subitement à 492 millions. La fameuse mine du Potosi commençait à être exploitée ; douze ans après, on inventait le procédé de l’amalgamation à froid, qui réduisait sensiblement les frais d’affinage du minerai, et, en 1559, la paix de Cateau-Cambrésis, rétablissant les relations entre l’Espagne et la France, ouvrait un libre accès à l’inondation métallique dont notre pays se ressentait déjà si fortement.

Le pouvoir de l’argent, après avoir baissé d’un quart de 1520 à 1540, baissa encore de moitié jusqu’au début du XVIIe siècle. Cette hausse des marchandises, qui avaient par suite triplé en soixante-quinze ans, était, vers la fin du XVIe siècle, le sujet des préoccupations de ceux qu’on appellerait aujourd’hui les économistes. Chacun en donnait une explication plus ou moins plausible, édifiait sa théorie particulière sur des raisonnemens plus ou moins sensés. Si l’on ne voyait pas de nos jours des hommes d’État recommandables partager, assez naïvement parfois, les aberrations économiques de la foule, on aurait peine à se figurer comment, au temps d’Henri III, des financiers et des penseurs de mérite ont cherché si loin la cause d’un phénomène qui leur crevait les yeux. Bodin est le seul qui ait attribué la crise à l’abondance nouvelle et inouïe des métaux précieux ; mais Garrault, général des monnaies, soutint qu’elle venait de « la pénurie et nécessité de l’argent, engendrée par la guerre civile ; » et Malestroit, maître des comptes, affirmait qu’on était dupe d’un trompe-l’œil, que rien n’avait haussé depuis trois cents ans, autrement dit que la hausse n’était qu’apparente et venait de la dépréciation de la monnaie. Entre ces diverses opinions le public d’alors demeurait perplexe.