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fixe, rendent impossible la comparaison, quelquefois tentée, des richesses de deux époques ou de deux nations voisines. »

Il est, en effet, aisé d’observer que, selon le choix des élémens employés dans ces calculs de la puissance d’achat des métaux précieux, on arrive trop souvent à des résultats contradictoires ou absurdes. Tel a été malheureusement le cas de plusieurs savans, qui se sont obstinés à prendre, pour criterium du pouvoir de l’argent, une seule espèce de valeur qu’ils supposaient être, par sa nature, plus à l’abri qu’aucune autre des variations commerciales. Que cette valeur, soi-disant stable depuis l’antiquité, fut la journée du manœuvre, ou la paie du soldat, suivant la croyance assez naïve du comte Garnier, ou même le blé, suivant l’opinion qui compte les plus nombreux adeptes, aucune de ces bases isolées ne pouvait être admise. Demander au cours du blé de nous faire connaître le prix relatif de l’argent, c’est se condamner d’avance aux plus grossières erreurs ; parce que l’homme ne vit pas seulement de pain, et que la hausse ou la baisse des céréales, obéissant dans la suite des âges à des causes qui leur sont propres, ne joue qu’un rôle secondaire dans l’existence des sociétés civilisées.

C’est l’honneur de Leber, dans son Appréciation de la fortune privée au moyen âge, d’avoir bien compris et mis en relief cette vérité, que la connaissance exacte du pouvoir de l’argent ne pouvait être acquise qu’au moyen de l’accumulation d’une masse de prix, de toutes les choses nécessaires ou simplement utiles à la vie. Seulement il n’a pas réalisé le programme qu’il avait si sagement tracé. Leber a tiré des conclusions trop absolues d’un petit nombre de faits particuliers, de sorte que l’application des lois qu’il a formulées mène souvent à l’impossible. Cependant les coefficiens donnés par lui, bien qu’ils exagèrent considérablement le pouvoir de l’argent aux XIIIe et XIVe siècles, et qu’ils ne tiennent aucun compte des fluctuations singulières de ce pouvoir pendant le XVe siècle, sont demeurés classiques. Ses indications, quoique fausses, continuent à être généralement suivies, faute de guides meilleurs, par les écrivains qui veulent traduire en francs une somme exprimée en livres tournois.

Il faut d’ailleurs ajouter, à la décharge de Leber, que, son ouvrage datant d’un demi-siècle, le mouvement continuel dans lequel sont forcément les prix (aujourd’hui plus encore qu’autrefois) a dérangé, depuis cinquante ans, quelques rapports qui ont pu être justes en 1840. On doit aussi lui savoir gré d’avoir, avec les faibles ressources dont disposait alors cette branche d’érudition, — ses chiffres, pour les denrées, sont presque exclusivement tirés de l’Essai sur les monnaies de Dupré de