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projectiles, firent sensation et scandale dans le présent, pour lui assurer dans l’avenir une grande place dans une petite littérature.

Pour la postérité, ses véritables titres de gloire, ce ne seront pas ses théories humanitaires, ce sera l’histoire de Saïdjah, quelques apologues orientaux des Lettres d’amour, quelques souvenirs personnels racontés avec un mélange charmant d’émotion et de raillerie, enfin quelques chapitres du roman de Wouter Pieterse, où il raconte la vie, les impressions, la formation morale, religieuse, intellectuelle d’un enfant de la petite bourgeoisie, en s’inspirant de ses propres souvenirs.

La génération qui entrera dans quelques années aux affaires a beaucoup lu, beaucoup commenté et beaucoup admiré Multatuli. Elle lui doit d’avoir perdu des préjugés, des craintes puériles. Elle a bien moins que ses devancières le respect des usages surannés et des traditions peu respectables. Elle n’essaiera certes pas de faire passer dans l’ordre des faits les utopies négatives du publiciste, dont le matérialisme optimiste ne paraît pas de nature à relever la Hollande de sa décadence, toute relative d’ailleurs, et qui pourrait être considérée en d’autres pays comme une situation des plus prospères. Mais un peu de générosité entrera peut-être dans la politique, un peu d’altruisme dans l’activité pratique, un peu de chaleur dans les rapports sociaux. La maison est proprement tenue, richement meublée, mais on y sent le renfermé. Multatuli a voulu casser les vitres ; parmi ses disciples il s’en trouvera sans doute d’assez avisés pour se contenter d’ouvrir les fenêtres.

Multatuli a donc rendu un service à son peuple. Il ne lui a pas appris grand’chose de nouveau, car en Hollande, on lit, on traduit beaucoup, on se tient au courant du mouvement intellectuel européen, mais il l’a secoué, il l’a tiré de son repos flegmatique, il lui a fait sentir qu’il ne suffit pas de faire ses affaires pour faire son devoir, qu’il y a quelque chose au-dessus de l’égoïsme, même intelligent, et que l’amour de soi ne vaut pas l’amour de l’humanité.

Il y a là de quoi faire pardonner bien des erreurs de jugemens, bien des écarts de conduite. Eût-il même prêché dans le désert, il faudrait lui pardonner encore, car il a possédé au plus haut degré deux des qualités qui font le plus d’honneur à la nature humaine, la générosité native et la pitié désintéressée.


L. VAN KEYMEULEN.