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Il est plus mauvais juge encore pour lui-même que pour les autres.

Il proteste lorsque l’on veut voir en lui surtout un écrivain et un artiste. Il s’indignerait tout à fait qu’on le prît pour un journaliste. Et cependant il est journaliste dans l’âme et dans la forme, il l’est par ses aptitudes et ses imperfections, par ses qualités et ses défauts. Comme le journaliste, il écrit au jour le jour, sans suite et sans liaison, sous l’inspiration du moment, il se répète, se contredit, s’arrêtant au milieu d’une thèse pour vider une querelle personnelle ou enregistrer une nouvelle à sensation. Comme le journaliste, il remplace souvent le raisonnement par l’invective ou la plaisanterie, et désarçonne d’une boutade l’adversaire trop robuste ou trop bien armé pour qu’il soit possible de le vaincre dans un duel régulier. Son style, quand il est bon, quand il ne s’égare pas dans la recherche et la subtilité, c’est celui d’un journaliste, clair, martelé et parfois asséné.

Il est si bien journaliste d’instinct qu’il a des inventions et des ruses dignes d’un reporter américain. Correspondant d’un journal hollandais pendant la guerre de 1866, on lui avait interdit les appréciations personnelles. Il devait se borner à traduire textuellement les journaux allemands. L’Allemagne ne tarda pas à posséder un journal de plus, le Mainzer Beobachter, à qui Douwes Dekker prêta toutes ses opinions personnelles, toutes ses remarques humoristiques, tous ses propos qui enlevaient la pièce. Le Mainzer Beobachter fut bientôt aussi connu en Hollande qu’il l’était peu dans la ville où il était censé s’imprimer, et on le tint pour le plus original, le plus spirituel des journaux allemands.

Malheureusement, dans les petits pays, on ne peut vivre du journalisme qu’à la condition d’être doué d’une grande fécondité, d’une facilité extrême, et de travailler comme un forçat. Multatuli était incapable d’une production régulière, il avait de l’esprit par intermittence et travaillait difficilement.

A Paris, assagi par le bon sens un peu sceptique qui forme comme l’atmosphère de la civilisation française, adouci par le contact d’un peuple communicatif et sociable, il eût pu écrire chaque semaine dans un grand journal un ou deux articles remarqués, et vivre heureux tout en exerçant une influence réelle par la vulgarisation d’idées philosophiques et sociales. Il eût été classé, mis à son rang, et traité selon ses œuvres, comme l’est tout producteur qui se présente sur un grand marché où les produits qu’il livre sont connus, cotés et demandés.

En Hollande, il eut le privilège et le malheur d’être un merle blanc. Ses livres, qu’il jetait à la face de la nation comme des