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V

La Hollande est un petit pays, traité en marâtre par la nature, qui doit en partie son existence physique au travail opiniâtre de ses habitans, son indépendance à une guerre de religion, sa prospérité au commerce, son importance européenne à un empire colonial dont l’étendue et la population sont disproportionnées à celles de la mère patrie. L’action de ces facteurs historiques et économiques, modifiant le caractère de la race, a produit un type idéal particulier, celui du négociant riche, orgueilleux, calviniste zélé, un personnage enfin que Multatuli a peint sous le nom de Droogstoppel. C’est pour lui que Guillaume le Taciturne a secoué le joug de l’Espagne, que le grand stathouder a résisté à Louis XIV, que Tromp et De Ruyter ont tenu tête aux flottes de la France et de l’Angleterre, c’est pour lui qu’on légifère à La Haye, qu’on plante du café à Java, et qu’on se bat à Atjeh, c’est pour lui qu’on prêche et qu’on catéchise, qu’on enseigne l’histoire et l’économie politique, c’est pour lui qu’on écrit des livres et qu’on rédige des journaux.

Une société qui se résume en un pareil idéal devait accueillir Multatuli et ses idées, qu’on nous passe la vulgarité de l’expression, comme on reçoit un chien dans un jeu de quilles. Il fallait le chasser au plus vite, à grands coups de pied, avant qu’il mît le désordre dans la partie que depuis si longtemps on jouait si bien à son aise. Ce fut la besogne de la presse et des recueils littéraires. Dans les petits pays où, suivant l’expression du plus distingué des critiques hollandais, Busken Huet, on ne possède qu’une littérature de village, on en est, en fait de polémique, aux procédés du XVIe siècle. La personnalité, le commérage malveillant, l’invasion méchante dans la vie privée, voilà la première arme et la plus redoutable. On accumula sur la tête de Douwes Dekker toutes les accusations qui pouvaient le perdre dans l’opinion d’un public bourgeois et puritain. Homme sans religion, citoyen sans patriotisme, fonctionnaire insubordonné, mauvais mari, mauvais père, débiteur insolvable, c’était de plus un libertin et un ivrogne.

Quelques-unes de ces accusations étaient de pures calomnies, d’autres portaient sur des malentendus. Elles n’en trouvèrent pas moins de l’écho, et Douwes Dekker, par son humeur imprudente et hasardeuse, par son dédain systématique du qu’en dira-t-on, fut le premier à fournir des semblans de preuves contre lui.

Par un contre-coup naturel, tous les mécontens, tous les