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esthétiques, de chapitres de roman, de scènes de comédie, d’articles de journal, qui se suivent sans ordre, sans lien, sans plan arrêté. On peut commencer la lecture par n’importe lequel de ces sept volumes ; et il n’y a guère de raison pour ne pas commencer chaque volume par la fin. Tantôt trouble, tantôt bouillonnant et écumeux, parfois lamé d’or par un rayon de soleil, le flot coule, serpentant en méandres capricieux, parfois d’une allure rapide, plus souvent avec une pénible lenteur, s’élargissant en nappes stagnantes, se précipitant en cascades imprévues.


Mes Idées, a dit Multatuli lui-même, sont le Times de mon âme. J’écris pour traduire l’impression du moment, sans me préoccuper de la liaison, ni de l’homogénéité, ni de la conclusion possible.


Il a eu le mérite et le tort d’écrire avec une absolue sincérité tout ce qui lui passait par la tête. Tout ce qu’il a trouvé sur la pente de la méditation et de la rêverie, perles fines, scories, conceptions originales, vieilles défroques de toutes les philosophies et de toutes les morales, il a tout livré pêle-mêle à la publicité.

Il avait pourtant dit au début de l’ouvrage :


Un tas de bois, de pierres, de chaux, etc., ne fait pas toujours un édifice.


Les contradictions sont du reste au nombre des choses dont il ne faut pas s’étonner ni s’effrayer en lisant Multatuli ; les paradoxes non plus, ni les banalités usées jusqu’à la corde.

De ce chaos, dégageons quelques-uns des élémens essentiels de ce que nous n’osons pas appeler ses doctrines, car ce seul mot eût mis hors de lui l’homme qui prétendait n’avoir d’autre système qu’une aversion insurmontable pour ce qu’il y a de faux dans tous les systèmes connus.

Au fond, c’est un positiviste. Il n’admet que les vérités d’expérience. Il était même de ces positivistes qui penchent pour la négative et n’ôtent leur chapeau devant aucune insondable obscurité.

Les raisons qu’il allègue pour ne point croire à l’existence de Dieu ne sont d’ailleurs ni scientifiques, ni expérimentales, mais purement logiques.

Un dieu, c’est une sorte de croquemitaine. Naturellement, de tous ces divins épouvantails, le dieu des Juifs, le vindicatif Sabaoth, qui écrase la tête de ses ennemis au jour de sa colère,