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nature, foncièrement bonne et aimante, mais impressionnable à l’excès et malade de l’immense disproportion qu’il y avait entre ses espérances et les réalités de la vie, Multatuli devint plus calme, plus rangé, plus méthodiquement travailleur : à sa vie d’expédiens, aux âpres poursuites d’une meute de créanciers succéda une demi-aisance. Pour la première fois depuis son retour de Java, il eut une bibliothèque et un cabinet de travail, une vraie salle à manger où l’on était certain de souper après y avoir dîné, enfin un intérieur modestement confortable. Entre sa femme et le petit Wouter, son fils du second lit, dont il faisait lui-même l’éducation, il fut aussi heureux qu’un homme comme lui pouvait l’être.

Il voyageait encore de temps à autre, le plus souvent pour assister à des congrès, ou pour aller donner des conférences en Hollande. Plus fréquemment, il recevait des visiteurs. Nieder-Ingelheim était devenu un lieu de pèlerinage pour les radicaux et les libres penseurs hollandais. Il les accueillait avec cordialité, et les captivait irrésistiblement par le charme d’une conversation, qu’il menait capricieusement par tous les domaines de la pensée, revêtant les paradoxes et les sophismes d’une apparence de raison et de logique, donnant aux banalités le tour imprévu que lui fournissaient son imagination brillante et son humour fantaisiste. Si démocrate qu’il fût, du reste, il refusa toujours de frayer avec des gens mal élevés, et il lui arriva plus d’une fois de refuser sa porte à des radicaux trop mal peignés, ou dont le langage n’était pas celui de la bonne compagnie.

Depuis quelques années, il souffrait d’un asthme ; de violens accès de toux, de fréquentes oppressions épuisaient sa constitution, éprouvée déjà par dix-sept ans de séjour dans les Indes. Il mourut le 19 février 1887. Suivant ses dernières volontés, son corps fut brûlé à Gotha le 23 du même mois.


IV

Les opinions de Multatuli ne forment pas un corps méthodique de doctrines. On les trouve éparses dans ses pamphlets, dont les principaux sont le Dialogue japonais, les Lettres d’amour, le travail libre, Choses et autres, dans un drame intitulé l’École des princes, et surtout dans les sept volumes qu’il publia de 1862 à 1874 sous le titre d’Idées.

Les Idées ne sont pas un livre. C’est un amalgame incohérent de réflexions, de maximes, de diatribes, d’anecdotes, de paraboles, de dissertations philosophiques, morales, sociales, politiques,