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originale, comme les fleuves de l’île des Bataves portent sur leurs eaux grisâtres des bateaux richement chargés.

Vers la fin du livre, on trouve cependant quelques pages qui dédommagent du reste. C’est l’histoire de Saïdjah.

Le père de Saïdjah était un petit cultivateur de Lebak, qui avait beaucoup de peine à nourrir sa nombreuse famille. À deux reprises, le chef du district s’était emparé de son buffle de labour. Pour en acheter un troisième, il avait fallu se décider à vendre tout ce qu’on possédait d’objets de quelque valeur et de vieux souvenirs de famille. Il ne tarda pas à s’établir des rapports d’amitié entre le buffle et le petit Saïdjah, qui se faisait obéir d’un signe par le lourd et robuste animal. Un jour, celui-ci sauva la vie de l’enfant en éventrant d’un coup de corne un tigre qui se préparait à bondir sur lui. Alors le buffle devint presque un membre de la famille. Il n’en fut pas moins requis illégalement comme les autres, mené au marché et abattu. Il n’y avait plus moyen d’en racheter un autre. Le champ resta en friche, les taxes ne furent pas payées ; le fisc saisit les meubles et les instrumens de travail. La mère mourut de misère et de chagrin. Le père, qui avait émigré dans un district voisin, fut bâtonné pour s’être déplacé sans autorisation et mourut des suites de ce supplice. Les enfans se dispersèrent.

Saïdjah avait alors seize ans. Il se rendit à pied à Batavia, entra comme cocher au service d’un riche Hollandais et entassa sou sur sou jusqu’à ce qu’il eût réuni de quoi acheter deux buffles et un petit matériel d’exploitation. Alors il revint au pays pour épouser Adinda, la fille du voisin, à laquelle, suivant l’usage javanais, il avait été fiancé tout enfant. Avant son départ, la jeune fille lui avait promis de l’attendre le premier jour après la 32e lune, à l’ombre du Ketapan, sous lequel elle lui avait donné la fleur de mélati, symbole de la foi qu’elle lui engageait.

Saïdjah se mit en route, le cœur léger. Au jour dit, il arriva le premier au rendez-vous. Il attendit, confiant et joyeux d’abord, puis troublé, inquiet, puis triste et désespéré. Le soleil s’éteignit dans la mer. Adinda ne venait point. Alors, il se rendit au village. Mais il ne trouva plus la chaumière des parens de sa fiancée. Interrogés anxieusement, les voisins lui apprirent que la famille avait été ruinée à son tour par les corvées et les exactions. À bout de ressources, le père s’était emparé d’une barque de pêcheur et était parti avec les siens et une poignée d’autres désespérés pour Lampong, où avait éclaté une violente insurrection. De l’argent destiné à son établissement, Saïdjah acheta une barque et fit voile à son tour pour Lampong.

Il parcourut en tout sens le pays insurgé, à la recherche d’Adinda et des siens, et arriva un jour dans un village que les