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Après avoir en vain attendu pendant des mois à Batavia que le gouverneur-général voulût lui accorder une demi-heure d’audience, il s’embarqua pour la Hollande avec sa femme et son enfant.

A Amsterdam, il se mit, presque quadragénaire, au régime de la vache enragée, si salutaire et si fortifiant quand on a vingt ans, et le grand horizon bleu dans les yeux, si cruel lorsqu’on a les charges de la famille en plus et les illusions en moins. C’est là qu’il rencontra par hasard un ami d’enfance, M. Batavus Droogstoppel, associé de la maison Last et C°, courtiers en café.

M. Droogstoppel a pris dans la littérature néerlandaise contemporaine l’importance d’un type idéal. On le cite, on y fait allusion comme, en France, à Tartuffe, à Gavroche, à Joseph Prudhomme. C’est le repoussoir, l’antithèse de Max Havelaar. A côté du philanthrope enthousiaste, généreux, désintéressé, du poète égaré dans le fonctionnarisme, c’est le bourgeois égoïste et borné, le commerçant cupide et retors, strictement honnête en ce sens qu’il respecte le code et ne laisse pas protester sa signature, mais, du reste, absolument étranger à toute délicatesse, à toute générosité. C’est, de plus, le bourgeois hollandais et le commerçant d’Amsterdam, esclave des préjugés, de la respectabilité et du cant, roide, gourmé et piétiste. Pour rien au monde il ne permettrait à ses filles d’aller au théâtre ou de lire un roman français ; mais il met l’aînée aux arrêts dans sa chambre, parce qu’au déjeuner elle a refusé de lire jusqu’au bout à haute voix l’histoire de Loth et de ses filles.

Cet homme sérieux fait un accueil peu empressé à son ancien camarade, qui lui paraît bien extravagant et surtout bien pauvre et bien râpé. Havelaar lui confie une liasse de manuscrits, qu’il feuillette négligemment d’abord. Quelques notes, où il est question de café, excitent cependant son intérêt, et il charge un jeune Allemand employé dans ses bureaux de coordonner les papiers du ci-devant fonctionnaire et d’en résumer le contenu.

Le résultat de ce travail, c’est le livre de Max Havelaar. Droogstoppel, qui s’attendait à tout autre chose, ne peut réprimer son indignation. Il traite son commis d’écervelé et Havelaar d’imposteur, d’intrigant, de coquin de bas étage.

Un homme si mal vêtu et qui n’avait pas même de montre dans son gousset, pouvait-il avoir raison contre tous les fonctionnaires des Indes, contre le gouverneur-général, contre le ministre des colonies, contre les deux chambres, contre le roi, contre Dieu même enfin, qui avait donné l’empire de l’Insulinde aux Hollandais, et décidé que tout contact, tout commerce entre des