Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/803

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La façon dont il parle de cette affaire dans ses lettres à sa femme dénote une absence de sens moral qui va jusqu’à la naïveté.

Les négociations n’aboutirent pas, et Douwes Dekker fut obligé de se rejeter du côté de M. van Lennep.

C’est ainsi que, sous le patronage de l’un des membres les plus distingués du parti conservateur, parut en 1860 un livre qu’on ne tarda pas à qualifier de subversif, — et que le plus révolutionnaire des écrivains hollandais fit avec fracas son entrée dans le monde littéraire.


II

Max Havelaar n’est pas à proprement parler un roman. C’est un fragment d’autobiographie. Douwes Dekker, ou plutôt Multatuli, car c’est sous ce pseudonyme qu’il fut connu désormais, raconte simplement ce qui lui est arrivé et ce qu’il a vu pendant qu’il était résident assistant à Lebak. Il fait longuement, et sans fausse modestie, les honneurs de sa personne, sous un nom supposé, met en scène sa femme, « sa bonne Tine, » le seul être qui le comprit et lui rendit justice, » puis ses subordonnés, le lieutenant Duclari et le contrôleur Verbrugghe, enfin les chefs indigènes et le troupeau taillable et corvéable à merci des cultivateurs javanais.

Ce sont des fonctions importantes et auxquelles s’attache une grande responsabilité que celles des résidens. Les possessions hollandaises des Indes sont divisées en provinces, gouvernées nominalement par un régent, pris d’ordinaire parmi les anciens souverains médiatisés, ou parmi les familles les plus puissantes de la noblesse javanaise. Par une politique très habile, le gouvernement des Pays-Bas s’est assuré l’appui de ces personnages influens, qui l’aident à maintenir sa domination sur les indigènes. Le régent touche de gros appointemens, une part dans le produit des impôts et des prestations en nature, et de plus s’arroge le droit de pressurer les habitans par des corvées, des réquisitions et des dons volontaires, qu’il n’est pas prudent de refuser.

A côté de ces grands seigneurs, qui mènent un train presque royal, font grande dépense, ont des harems bien peuplés et ne sortent que suivis de gardes et entourés d’une véritable cour, le résident de la province, ou le résident assistant de l’arrondissement, n’est en apparence qu’un bien petit personnage. En réalité, c’est le maire du palais d’un vice-roi fainéant. Il l’assiste, le conseille, c’est-à-dire lui dicte ses circulaires, ses ordonnances, ses moindres mesures, surveille ses démarches, l’encourage ou le réprimande, et fait sur lui des rapports, qui régleront l’attitude du