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Tel qu’il est, cependant, ce révolté qui tient de Proudhon et de Heine, ce Batave réchauffé au soleil des Indes, mérite d’attirer quelques instans l’attention du public français. Nous essaierons de le juger plus impartialement que ne l’ont fait, dans son pays, des détracteurs systématiques et des admirateurs passionnés.


I

Édouard Douwes Dekker, plus connu sous son pseudonyme significatif de Multatuli, naquit à Amsterdam le 2 mars 1820.

Son père, capitaine d’un navire marchand, était un vrai loup de mer, renommé à cause de son habileté nautique et de sa froide résolution. Un trait peindra l’homme, flegmatique même pour un Hollandais. Il était au gouvernail, un soir de tempête. Soudain on crie : « Un homme à la mer ! » — En voilà un qui ne reparaîtra plus, grommela-t-il. Qui diable est-ce ? — C’est moi, père, répondit son fils aîné, qui, par un bonheur providentiel, avait pu se saisir d’une amarre, et qui venait de regrimper, ruisselant d’eau, sur le pont. — Tiens ! dit le père, sans trahir l’ombre d’une émotion.

La mère était une de ces robustes Hollandaises de l’île d’Ameland qui offrent, dans toute sa pureté, le type blond, aux yeux bleus, au teint blanc et vermeil de la Germanie maritime. Elle avait la tête près du bonnet, le verbe haut, et, à l’occasion, la main leste. Édouard eut une sœur, qui se maria, et trois frères, dont les deux aînés suivirent la profession paternelle. Le troisième devint prédicant baptiste. C’est à cette secte, presque déiste, qu’appartenait la famille. L’atmosphère du logis était religieuse. On y lisait la Bible à haute voix. De là peut-être, chez le penseur émancipé, cet acharnement contre l’idée chrétienne. Il en avait subi l’influence et se rendait bien compte de l’obstacle qu’elle opposait à son projet de transformer l’idéal humain.

L’enfant avait une intelligence vive et beaucoup d’esprit naturel. On ne songea pas à tirer parti de ses heureuses dispositions. Après l’école primaire, il fit peut-être une classe inférieure au gymnase ; puis on le plaça dans un comptoir de commerce, où il ne puisa qu’une grande aversion pour les affaires et pour ceux qui en faisaient ; ce que voyant, son père, qui partait pour Java, l’emmena avec lui.

Arrivé à Batavia le 6 janvier 1839, Douwes Dekker entra dans l’administration des Indes néerlandaises. On lui donna un petit emploi dans le bureau de la comptabilité, en attendant qu’il apprît