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le rapport des quantités ; la nature n’a peut-être pas un fonds aussi riche que nous le supposons. Ne se répète-t-elle pas elle-même d’une planète à une autre, d’un soleil à un autre, avec une sorte de pauvreté et une désespérante monotonie ? Les métaux qui sont dans les étoiles sont les mêmes que nos métaux de la terre. Nous ne connaissons qu’une soixantaine de corps simples en apparence, qui en réalité sont composés et que la science décomposera sans doute un jour ; pourquoi donc un moment ne viendrait-il pas où nous connaîtrions le vrai et unique corps simple ? L’atome même, s’il existe, n’est peut-être pas aussi insaisissable, aussi inviolable qu’on le prétend. Peut-il d’ailleurs exister des atomes ? Descartes nous dira que ces prétendus indivisibles sont encore des tourbillons de mouvemens qui en enveloppent d’autres, et, si nous ne pouvons épuiser la spirale de ces rotations sans fin, nous en pouvons saisir la formule mathématique. Celui qui connaîtrait, dit Descartes, « comment sont faites les plus petites parties de la matière, » celui-là posséderait le secret de la physique. Le code de la nature est déjà entre nos mains : c’est la mathématique universelle ; nous n’avons plus qu’à faire rentrer sous ses lois les démarches particulières des choses ; nous n’y parviendrons jamais dans le détail, sans doute, mais nous n’en possédons pas moins les principes et les procédés généraux. Quand on a résolu mille équations particulières, est-il nécessaire de continuer indéfiniment le même travail ? Nous amuserons-nous à expliquer une à une les formes singulières des vagues de l’océan qui se brisent à nos pieds ? Au fond, chacun de ces mouvemens est une équation résolue d’après la même formule, et chaque vague qui murmure, sur des tons divers, nous répète le même mot.

Descartes a donc, d’une vision claire, aperçu l’idéal et le but dernier de la science ; il en a déterminé la méthode ; il a marqué d’avance les grands résultats aujourd’hui obtenus, il a annoncé tous nos progrès. Et il n’a pas seulement, comme du haut d’une montagne, contemplé de loin la terre promise, il l’a envahie lui-même, il y a fait de vastes conquêtes ; par ses préceptes et par ses exemples, il a enseigné aux autres la vraie tactique et la vraie direction ; enfin, il leur a laissé le plan précis de tout ce qu’ils devaient eux-mêmes découvrir. Sainte-Beuve a dit de Bossuet qu’il était le prophète du passé ; on peut dire de Descartes qu’il est le prophète de la science à venir.


ALFRED FOUILLEE.