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expriment les pensées qui, deux ou trois siècles plus tard, seront les pensées de tous : « C’est un de ceux-ci que fut Descartes. Considérez n’importe laquelle parmi les plus capitales productions des temps modernes, soit dans la science, soit dans la philosophie, vous trouverez que le fond de l’idée, sinon la forme même, fut présent à l’esprit du philosophe. »

Si c’est pour un peuple une condition de vitalité que d’avoir le culte de ses gloires et de retremper sans cesse son génie dans les œuvres de ses grands hommes, la France ne saurait trop souvent reporter ses souvenirs vers celui qui, dans le domaine de la pensée, fut peut-être le plus grand de tous les Français. Supposez que Descartes fût né en Allemagne ; on célébrerait son centenaire par des fêtes triomphales, comme on y célèbre Leibniz et Kant. Les commentaires de son œuvre, sans cesse renaissans, y formeraient, comme ceux de l’œuvre kantienne, une véritable bibliothèque. En un mot, il continuerait d’être un des perpétuels éducateurs et initiateurs de l’esprit national. En France, malgré de beaux ouvrages récemment consacrés à Descartes, nous sommes plus sobres et d’honneurs et de commentaires. Faut-il donc réserver les longs travaux seulement pour la Révolution de 1789 et pour Napoléon, sans se souvenir que Descartes, lui aussi, a fait une révolution, avant-courrière de l’autre, et livré ce qu’il appelait les « grandes batailles ? » Quoiqu’il semble, au premier abord, que tout ait été dit sur la philosophie cartésienne et sur ses destinées, nous croyons qu’il est toujours utile de ramener l’attention des philosophes et des savans vers ceux qui ont montré le but à atteindre et donné l’exemple des grands élans. Le progrès même des connaissances, à notre époque, nous expose à nous perdre dans les détails de l’analyse et dans des études spéciales qui rétrécissent nos perspectives. La fréquentation des génies nous ramènerait sur les sommets, devant les espaces infinis, d’où l’on entrevoit les premières lueurs des vérités avant même qu’elles soient levées sur l’horizon.

I.

Ceux qui nient la révolution cartésienne ne la comprennent point. Ils la font consister, soit à renverser le principe d’autorité, qui était déjà ruiné ; soit à admettre pour signe du vrai l’évidence, ce qui, en ces termes vagues, peut sembler une banalité ; soit à prendre pour point de départ l’observation par la conscience et pour méthode la réflexion psychologique, ce qui est interpréter Descartes avec les