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où résident les êtres bienheureux qui ont éliminé leur substance corporelle, monde radieux que domine seule la sphère du néant absolu, du Nirvana divin. Elles avaient atteint pour jamais l’autre rive de l’océan des larmes, et leurs épreuves terrestres n’étaient même plus un souvenir.


IV

Cependant, le corps de Leï-tse, qui était resté au couvent des Lotus, continuait de vivre. Il respirait, se levait, marchait ; il répétait ses occupations accoutumées, ses prosternemens au temple, ses poses prolongées dans la salle des méditations, ses promenades solitaires au bord des étangs. Mais une pâleur de mort était répandue sur son visage, sa poitrine se soulevait à peine, ses prunelles ternies n’avaient plus de flamme, le filet de voix qui, par instans, sortait de ses lèvres amincies s’en exhalait comme une vapeur, et ses paroles n’avaient point de sens ; son allure et ses gestes avaient une lenteur et une indécision étranges : elle semblait obéir à une force étrangère et mystérieuse.

Cet état singulier dura neuf jours.

Parmi ses compagnes, les unes assuraient qu’elle était devenue folle ; les autres, effrayées, prétendaient que c’était le fantôme de quelque religieuse, morte jadis au couvent et mal ensevelie, qui revenait errer entre les temples.

Enfin, le matin du dixième jour, ce corps sans âme fut trouvé froid et immobile à jamais.

Selon les rites, on procéda à la toilette funèbre. On revêtit la morte d’une robe neuve de laine blanche ; on refit avec soin les tresses des cheveux, que deux épingles d’écaille retenaient au sommet de la tête, on enferma les ongles des mains dans de longs étuis d’argent, on passa du fard blanc sur les joues amaigries, du rouge sur les lèvres, un trait de bleu à la pointe du menton ; puis, enveloppée de deux linceuls, on la coucha dans un cercueil de cèdre où l’on mit encore des fleurs de lotus et des feuilles de saule.

Le lendemain, le corps de Leï-tse fut conduit au cimetière du couvent, sur une colline, parsemée d’azalées, qui dominait les étangs et tout le monastère.

Pendant la cérémonie, des phénomènes étranges remplirent d’effroi les assistantes : les papiers d’or et d’argent que l’on enflamme pour apaiser les Esprits se consumèrent sans fumée ; les baguettes d’encens brûlèrent sans odeur, et l’on vit les cierges s’éteindre aussitôt qu’allumés, sans que rien décelât aucun souffle dans l’air.


MAURICE PALEOLOGUE.